Habemus Papam est un film d'abord surprenant. Nanni Moretti traitant du conclave, on aurait pu s'attendre à un film politique, une tragédie sur le pouvoir ; on s'attend à Shakespeare (à ceci prêt que l'anglais n'aurait pu traiter du pontificat), on trouve Tchekhov. Sans doute, semblait-il, les Ors du Vatican eussent-ils mieux convenu à l'univers du tragédien élisabéthain, qu'à celui du russe, dont le théâtre est familier des milieux modeste.

C'est que Nanni Moretti travaille l'écart. D'emblée et dès le générique, nous plaçant depuis le regard du journaliste, le cinéaste filme l'humain et l'évènement pris dans sa dimension concrète, refusant le point de vue transcendantal. Où l'on attend de la spiritualité, on trouve le matérialisme de l'action. Et c'est ainsi que de la tragédie attendue naît le drame. Il y a ce « moment », réclamé par celui qui mène la procession des cardinaux, l'immobilisant un instant avant que ceux-ci n'aillent s'enfermer voter. Ce moment dont on ne connaîtra jamais la raison. C'est qu'il y a ces « moments » où quelque chose s'arrête, où l'action s'enraye. On ne comprendra jamais pourquoi. C'est qu'il y eut Tchekhov. On le sait, Tchekhov est le dramaturge de l'empêchement. Des personnages sont lancés dans l'accomplissement d'une action et, soudain, ils ne peuvent pas. C'est ce qui arrive à notre Pape nouvellement élu qui se sent incapable d'être Pape. L'italien et le russe sont solidaires du drame d'un homme qui ne sait pas ce qui l'arrête. Et, l'un comme l'autre, substituent à l'action son empêchement.

Sauf que Nanni Moretti ne fait pas complètement du théâtre mais du cinéma. Ecart encore. Pour montrer l'impossibilité, la vanité de la recherche des mobiles, il va faire semblant de s'y lancer (lui-même, qui joue le psychanalyste) et à l'entrave liminaire que représente l'analyse du Pape en présence de ses cardinaux, avec tout ce que cela suppose de tabous, on finit par sentir dans l'écueil plus qu'une contingence, une ontologie. Si le psychanalyste s'amuse, en nous amusant, de la rigidité et de l'archaïsme de l'Eglise, ce n'est pas pour lui opposer la réussite de la psychanalyse. L'homme est intraduisible, et cela devant quelque instance que ce soit. Pour autant, en cinéaste, Nanni Moretti ne s'arrête pas sur l'inanité de l'action mais au contraire, fonde le rythme de son film sur les oppositions entre la fugue du Pape (ai-je signalé combien l'interprétation de Piccoli est bouleversante ?) et la vie des cardinaux au Vatican auxquels on a caché la disparition du souverain pontife. Ainsi la fugue, décision burlesque, italienne s'il en est, se commue-t-elle en errance, mouvement tragique, et sans doute est-ce le silence qui marque le mieux cette partie, un silence qui s'entend malgré les paroles, le silence du suspens de l'être. Ce qui est impossible dans le cadre d'une scène de théâtre, se dilue sur l'écran. Marche, déplacements en taxi, en bus, en voiture. Le drame s'épaissit dans le temps qui capte l'impossibilité d'une résolution. A l'opposé, au Vatican, l'on joue. Un soldat devient Pape, et les cardinaux jouent aux cartes et font du sport. Notez au passage combien le point marqué par l'Océanie a valeur de victoire. On peut faire des films sur le sport, en quelques scènes, Nanni Moretti nous a communiqué l'engouement suffisant pour nous enthousiasmer du point marqué comme si nous étions au dénouement d'un film entier sur une équipe de volley au Jeux Olympiques. C'est que c'est encore dans l'écart que les choses (se) passent. La joie ne naît que du déplacement. Le garde suisse à qui l'on fait jouer le rôle du Pape, n'en a que l'image. Jouant, il s'épargne d'être ; de la même manière les cardinaux, revêtant d'autres chasubles, se trouvent allégés du poids de leur fonction. Légèreté du rôle, suppression des enjeux. Et l'on revient au théâtre. Dans son errance, le Pape croise une troupe de comédien dont un forcené qui, trop habité par le texte, déclame Tchekhov à tue-tête en pleine nuit. C'est qu'il y a peut-être cette explication que notre Pape aurait voulu être comédien, mais que faute de talent, il ne put y parvenir et échoua aux portes du conservatoire. Et sans vouloir réduire la complexité des mobiles immobilisants de l'être, il s'ouvre une possibilité qui devient politique, que c'est dans l'incapacité à jouer la comédie que le cardinal Melville se trouve empêché d'être Pape. Mais encore, lorsque le garde suisse joue au Pape, celui-ci n'a pas besoin de se sentir Pape, s'il se sent soldat. En revanche, si Melville ne se sent pas Pape, quel rôle lui reste-t-il à jouer ?

Et c'est le sens de la scène finale où le monde débarquant dans le théâtre, les rôles se dérèglent, la folie s'échappe et le texte fuit. Le décalage a atteint son acmé et il n'est plus de retour possible. L'empêchement est couronné car l'alternative en serait le désespoir de la folie. Parce que tout au long de son film, et c'est là la force du réalisateur, Nanni Moretti déploie sous nos yeux le parcours et le portrait de personnages dont il n'est permis de douter ni de la probité ni de l'honnêteté ni de l'intégrité morale, le jeu n'est-il jamais le mensonge et ce qui unit le tout c'est une complicité dans une foi partagée. Et il ne s'agit pas là du regard béat d'un naïf mais, par l'absurde, d'affirmer, que quand bien même le Vatican serait animé des meilleures intentions, il y a le paradoxe intrinsèque au croyant, qui consiste, tout en disant « je crois » à penser « je doute ». Et que dans l'être papal, paroxysmique, la tension entre le doute et la foi a toute raison de venir a bout de ce bout d'être qu'est l'homme. Et qu'il n'est qu'un comédien ou un fou pour, non pas assumer la fonction, mais en porter le costume. C'est alors que les plans journalistiques sur la foule avide de réponses se chargent d'une absurdité triste et désespérée. Car c'est là qu'est le mensonge le plus sordide en définitive qui s'entend derrière Habemus Papam : vous n'aurez jamais de Pape.

Et à travers l'errance de son Pape en déconstruction, en dé-devenir, Nanni Moretti plaide pour la légèreté et signe le portrait bouleversant d'un homme dont le monde soudain prend des proportions trop grandes pour lui et touche par la grâce qu'il lui découvre, non pas celle d'un saint, mais, plus grande, parce que plus complexe, celle d'un homme. Habemus hominem : ecce homo !



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le 21 sept. 2011

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