Moderne, Balzac l’est incontestablement. Comme l’attestent ces adaptations cinématographiques qui se succèdent à l’écran (Eugénie Grandet, Illusions Perdues), comme le souligne Xavier Giannoli en nous faisant voir une société française de 1821 cruellement semblable à celle de 2021 : même avidité généralisée, même cynisme galopant, mêmes tristes faiseurs d’opinion, même punition infligée aux candides et aux utopistes...
Mais outre cette similitude évidente, le texte de Balzac offre à Giannoli la possibilité de creuser un peu plus sa thématique chérie, celle relative à l’imposture. L'imposture, la sensation de ne jamais être à sa place, parcoure déjà amplement son œuvre, que ce soit dans A l’Origine, Marguerite ou Superstar. On comprend alors aisément ce qui a pu le fasciner dans le personnage de Lucien de Rubempré, ce jeune provincial qui abandonna sa poésie fleurie pour goûter au clinquant hypocrite du Tout-Paris. En se concentrant essentiellement sur la partie Un grand homme de Province à Paris, Giannoli, avec Illusions Perdues, donne des airs éternels au temps des profiteurs et des tricheurs, et nous interpelle durablement : peut-on évoluer et prospérer au sein d’une telle société, sans se corrompre soi-même ?
Une démarche, cependant, aux intentions parfois trop entreprenantes, comme nous le révèle cette voix-off initiale dont la nature insistante irrite tout en nous faisant craindre la survenue d’un académisme ronflant. Fort heureusement cette surcharge verbeuse sera canalisée par la suite, s’accordant même avec la musique baroque afin d’insuffler au film son ampleur et son rythme. Illusions Perdues parvient même à s’orner de la fougue propre aux grands films en costume.
En accord avec la démarche balzacienne, Giannoli dresse un parallèle cruel entre le dévoiement annoncé de l’homme de lettres et l’état d’une presse qui a renié depuis longtemps ses valeurs déontologiques. L'esprit est corrompu par l’argent, nous dit-on, le libéralisme économique naissant pousse le monde des arts et de la presse aux relations incestueuses avec celui du commerce. Le constat est alors des plus acerbes : la vérité est modelée en fonction des polémiques à déclencher ou à entretenir, les billets d’humeur deviennent des armes aux mains de véritables tueurs à gages payés pour abattre un spectacle ou une personnalité publique.
Mais au-delà de la satire journalistique, c’est bien le portrait saisissant de la société du XIXème siècle qui se dessine, une société où tout se monnaie et se vend, la gloire comme l’insuccès (le commerce des applaudissements et des sifflets), et où la religion des mots (celle du jeune Lucien) pèsera toujours moins lourd que le sens des affaires (l’illettré mais redoutable commerçant Dauriat incarne l’éditeur tout-puissant). Une charge caustique que Giannoli adresse à notre propre contemporanéité, bien entendu, en dressant de nombreux ponts entre la société d’hier et celle d’aujourd’hui (la place prépondérante accordée aux scandales et aux polémiques, les pigeons porteurs de « fake news », etc.). Une démarche propice aux comparaisons amusantes et aux saillies savoureuses (« on trouvera un jour des banquiers au gouvernement »), mais dont l’exécution n’échappe pas toujours à l’écueil démonstratif, voire démagogique (l’enfer capitaliste, les journalistes uniformément malhonnêtes...).
Plus subtilement, par contre, Giannoli quête les traces d’une humanité bosselée, en guettant les regrets de Lousteau (« Et pourtant, j’étais bon… »), en associant la lucidité désabusée avec la naissance des sentiments (« Qu’ont-ils fait de nous ? »). Même si la dimension sentimentale est un peu trop vite reléguée au second plan, on appréciera cette volonté de faire émerger l’humain comme signe d’espoir au milieu de ce fatras déshumanisant. C'est ce que l’ultime scène poétise remarquablement, avec ce corps nu immergé dans la nature, avec cet être dont la nature sensible se dévoile de nouveau.