A la fin des années 1990, Michael Haneke interpelait les spectateurs de cinéma (avant tout Américains, mais pas que) sur leur rapport à la violence comme divertissement, en partant d'un constat indéniable : parce qu'on nous présente un personnage animé par une ambition moralement justifiable (pour le gentil : sa femme ou sa fille a été enlevée, des terroristes menacent de tout faire péter, etc / pour le méchant : il est méchant), on peut s'amuser à le regarder tuer des dizaines de personnes en moins de temps qu'il n'en faut pour manger tout notre popcorn.
Avec Funny Games, Haneke nous mettait un gros coup de défibrillateur pour tenter de nous sortir de notre fascination bovine et consumériste face aux blockbusters qui nous ont rodés à la représentation d'hécatombes devenues d'excitants moments d'évasion.
Non, la violence n'est pas "joyeusement divertissante", et on ne saurait la justifier que par des raisons absurdes, nous disait-il en substance.
Trois décennies et quatre films plus tard, il est intéressant d'envisager la saga John Wick comme une réponse américaine à ce brûlot européen, sur ses deux axes principaux.
La motivation, d'abord.
Dans le premier opus, sorti en 2014, Keanu Reeves campe ce qui est peut-être le héros habité par l'objectif le plus ridicule de tous les revenge movies : venger la mort de son chiot et récupérer la voiture qu'on lui a volée.
Décliné en innombrables mêmes et pastilles TikTok humoristiques, cet alibi, objectivement risible, constituait paradoxalement la force première d'une saga qui allait continuer, dans ses chapitres suivants, à creuser la vacuité scénaristique (dialogues de plus en plus minimalistes, superficialité d'une mafia souterraine dont les arcanes semblent vite redondants et immatures, répétition des faibles enjeux dramatiques).
Appuyant ainsi la thèse d'Haneke avec un pas-de-côté goguenard : puisque rien de sérieux ne peut effectivement justifier que l'on envisage de se divertir devant un personnage qui assassine une douzaine d'êtres humains à la minute, alors autant lui donner les raisons les plus débiles de le faire, et le déshumaniser chaque fois un peu plus - en réduisant son vocabulaire et en le transformant en toon increvable survivant aux chutes les plus improbables.
La représentation de la violence, ensuite.
Incarnée par un Keanu Reeves au physique aussi lourd qu'agile, la saga n'aura eu de cesse de faire de puissantes propositions visuelles : combats hyper-chorégraphiés, ballet des corps au milieu des balles, villes poisseuses et électriques, décors somptueux, photographie flamboyante... Aux manettes, le cascadeur Chad Stalheski s'empare du film de bourrin pour lui imposer une patte d'auteur à l'énergie hyperbolique. Il fouette l'action avec des gadgets et des personnages que l'on croirait sortis d'un dessin animé (les élégants costumes à l'épreuve des balles, l'assassin aveugle, le méchant difforme digne d'un Dick Tracy), et ses séquences d'action sont de véritables tableaux dont l'esthétique néon ne renierait pas un Nicolas Winding Refn. La sur-stylisation transforme le massacre en instants de grâce, à l'image des séquences à Berlin et, surtout, à Osaka, où l'on est pas loin d'écraser une larme devant l'image de cette jeune femme qui protège son père et crible de coups de sabre le dos du géant qu'elle chevauche tandis qu'il agonise en haut d'un escalier rouge fluo grimpé à plat ventre.
Ici, il ne s'agit plus de s'accorder avec Michael Haneke, mais de le contredire de la façon la plus insolente qui soit : non seulement le spectacle de la violence la plus absolue relève bel et bien du grand divertissement, mais il peut s'avérer follement électrisant, visuellement splendide, voire, lors des sublimes fulgurances de ce chapitre final, véritablement émouvant.
Avec ses presque trois heures et son scénario trop mince et éculé, le film, plus que ses prédécesseurs, connait des longueurs, des moments de flottement où l'on décroche un peu. Et lors de son épilogue parisien, entre la séquence d'action place de L'Etoile (où jamais la circulation n'est perturbée par la fusillade à contre-sens), celle sur les escaliers de Montmartre (où notre héros se relève sans boîter après avoir descendu trois cents marches sur le dos), et le très vilain lever de soleil CGI au pied du Sacré-Cœur, on a envie de lui dire, comme au poisson rouge qui a bouffé tous les ChocoSui's: tu pousses le bouchon un peu trop loin, Maurice !
Mais dans l'ensemble, et au risque de navrer Michael Haneke quant à la permanence de la puissance hollywoodienne à faire de l'ultra-violence le plus divertissant des tours de manège : qu'il aura été beau et fun, ce long chant du cygne du phénix John Wick !