Placé dans l'ombre des palmes cannoises glanées précédemment par Imamura, Kanzo Sensei est un film qui, malheureusement, se fait bien trop souvent oublier. Avec son héros, aussi pittoresque qu'ubuesque, et sa dimension de fable humaniste, il n'attire pas spécialement les regards et semble être en porte à faux avec son époque. Et pourtant, il y a tout Imamura dans ce film : son affection pour l'humain et pour les rebuts de la société, sa fascination pour les élans du cœur (amour, amitié, entraide, etc.) comme du corps (la sexualité, féminine surtout), son rejet de l'autoritarisme ou de la guerre, et son goût pour la mise en scène subtile, distanciée, qui préfère l'évocation avant toute chose. Et puis, à travers l'obstination du personnage principal, on peut y voir une allusion à celle du cinéaste lui-même qui, à 72 ans, est toujours convaincu du bien-fondé de son combat.


Le fait que Kanzo Sensei soit souvent perçu comme un film étrange, voire déroutant, vient de la volonté d'Imamura de nous faire percevoir l'horreur de la guerre d'une manière détournée, distanciée, en adoptant le point de vue du bas peuple : la guerre, sa violence, sa folie, prend avant tout une dimension intimiste. Ainsi, lorsque le docteur Akagi apprend le décès de son fils, mort au combat, sa douleur n'est perçue que par la vision d'une pluie de confettis qui s'abat sur lui. De même, le conflit armée n’apparaît à l'écran qu'à travers le bruit des sirènes annonçant le prochain bombardement ou encore la présence d'une radio qui relate les événements extérieurs. Extérieur est le mot juste en définitive ; dans Kanzo Sensei, les personnages vivent comme si la guerre était une chose lointaine, leur préoccupation quotidienne en témoigne : alcool, nourriture, sexe, ou combattre la maladie hépatite en ce qui concerne notre héros. Le décalage, entre ce que le film donne à voir en premier lieu et ce qu'il veut dénoncer, paraît d'autant plus grand qu'Imamura flirte avec les ambiances et les couleurs de ton, passant de l'humour cocasse à la gravité dans un même mouvement, dissimulant pudiquement rage et douleur derrière de grands élans poétiques. Ce discours, souvent métaphorique, tout en subtilité explique notamment pourquoi on a du mal à adhérer totalement à ce film.


Et pourtant, sous son air de fable inoffensive, Kanzo Sensei se présente bien comme une virulente charge antimilitariste. En suivant le quotidien de ce drôle de médecin, qui passe son temps à courir d'hépatite en hépatite, au risque de passer pour un farfelu ou un charlatan, on découvre le visage d'un pays profondément traumatisé par la guerre. Derrière certaines scènes amusantes, relevant de l'anecdotique, comme cette mère de famille pensant que le dépucelage de son fils le mettra à l'épreuve des balles ou encore ce jeune soldat qui cherche à s'envoyer en l'air avant de mourir, apparaît en filigrane l'angoisse de mort affectant l'ensemble d'une population qui sait la guerre déjà perdue. La violence guerrière, elle, fait une apparition aussi brutale inattendue avec la vision du corps meurtri du prisonnier hollandais, qu'Imamura filme avec la même attention, la même empathie, que l'émoi amoureux de la jeune prostituée envers le bon docteur. Et puis, c'est la guerre dans toute sa folie, son extrême absurdité qui se voit à l'écran avec l'obstination déraisonné de l'armée japonaise à continuer le conflit, poussant le ridicule en tentant d'apprendre à une grand-mère le maniement d'une baïonnette. La folie de l'homme trouve bien sûr son paroxysme avec la bombe nucléaire qui met fin au conflit, mais à quel prix et pour quelles conséquences.


À cette folie destructrice, répond une autre folie, réparatrice celle-ci, qui est incarnée par le docteur Akagi. L'homme n'a rien d'un héros : il est insignifiant avec son petit costume blanc et on rit de le voir courir dans les sens, voyant des hépatites partout. Et pourtant, ce Don Quichotte des temps modernes va brasser suffisamment d'énergie pour entraîner dans son sillage une belle bande de marginaux (médecin toxico, prostituée, bonze accro au saké comme au sexe) qui seront les derniers défenseurs des valeurs humaines face à un pouvoir militaire totalement fou. Et puis, la quête d'Akagi va s'avérer payante, puisque l'hépatite, mal diagnostiquée par les médecins militaires, s'avère être un fléau national. Comme quoi, il est parfois bon de se montrer obstiné, quitte à passer pour un vieux radoteur. Un peu comme le cinéaste lui-même qui, tout au long de sa carrière, n'a fait que fustiger la violence qui gangrène la société. L'ultime scène, semble donner raison à Imamura/ Akagi, puisque le nuage nucléaire, en forme de foie, envahit l'écran et s'impose comme le symbole éloquent de cette folie guerrière.

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le 13 avr. 2022

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Procol Harum

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