L'Anguille
7.5
L'Anguille

Film de Shôhei Imamura (1997)

A priori, le pitch n'a rien de très exaltant, bien au contraire. En effet, difficile de ne pas éprouver quelques appréhensions avant de se glisser devant un film qui nous propose, deux heures durant, d'écouter les confessions intimes faites par un meurtrier à un poisson enfermé dans un bocal, ou dans un aquarium qu'importe. En plus de cela, la bestiole en question n'a vraiment rien pour attirer la sympathie puisqu'il s'agit d'une anguille, moche et visqueuse. Mais cette relation platonique, étrange, farfelue, serait sans doute à regarder avec dédain si elle n'avait pas été mise en boîte par Shohei Imamura. Comme à son habitude, le cinéaste se positionne comme un observateur attentif de cette immense fourmilière que constitue la société nippone, histoire de relever les comportements déviants, les troubles et les angoisses de spécimen trié sur le volet, mais également d'en extraire toute leur humanité. Seulement, peut-on encore retrouver quelques bribes d'humanité dans le cœur d'un être qui vient de massacrer sa propre femme, un individu qui a tout de l'animal, mutique, asocial, prisonnier de ses propres pulsions... peut-on encore espérer le salut d'un individu dont la fuite et le passage à l'acte constituent les principaux modes d'expression ?


Unagi est avant tout un film sur la rédemption, celle de Takuro, un homme ordinaire, simple salarié, mari sans histoire jusqu'au jour où il va trouver sa femme au lit avec un autre homme. La colère, l'humiliation, le font commettre l'irréparable, le transformant de ce fait en animal sanguinaire. Il serait facile de condamner un tel individu, de le bannir définitivement de l'espèce humaine. Seulement, nous dit Imamura, l'Homme ne s'évapore pas comme ça, il doit bien rester quelque chose à sauver chez lui. C'est en adoptant une démarche quasi scientifique que le cinéaste nous expose le comportement de Takuro, nous dévoilant ses craintes et ses aspirations, afin que nous puissions savoir s'il peut, oui ou non, réintégrer la société. Pour bien faire comprendre la psychologie de son personnage, Imamura va faire référence à un univers cinématographique bien connu du spectateur, celui d'Alfred Hitchcock. Que ce soit la folie meurtrière qui rappelle celle de Psychose, le voyeurisme morbide qui ressemble à celui de Rear Window, ou encore le drame de cet homme craignant de retomber dans ses travers comme le personnage de Stewart peut avoir peur de chuter dans le vide dans Vertigo, tout renvoi à l’œuvre du maître du suspense. Ainsi perçu, Takuro n'a rien du monstre que l'on pourrait supposer. Il semble, au contraire terriblement humain, fragile, prisonnier de ses peurs, craignant ses propres réactions envers les autres autant que celles des femmes à son égard.


La réappropriation de l'univers hitchcockien permet à Imamura aborder cette impuissance qui semble si fortement caractérisée Takuro. Une impuissance sexuelle, en premier lieu, qui est intelligemment mise en image dès la scène du meurtre, presque surréaliste, au cours de laquelle Takuro semble se tuer lui-même.


Depuis, tous les gens qu'il croise lui rappellent explicitement que son manque d'ardeur sexuelle est la cause de tous ses maux. Mais tout cela entraîne une autre impuissance, bien plus sournoise, qui touche la vie sociale. Takuro, blessé dans sa virilité, craignant de ne pouvoir résister à ses frustrations, va tout faire pour fuir le contact humain et plus précisément celui des femmes. Ainsi, lorsqu'il rencontre une jeune femme, la peur du « qu'en-dira-t-on » le paralyse et la crainte de ne pas savoir se maîtriser inhibe ses velléités amoureuses. L'homme ainsi castré socialement devient semblable à cette fameuse anguille glissante entre les doigts, fuyant le regard et la lumière... Alors bien sûr, Imamura use et abuse un peu de trop de la métaphore animalière mais cela lui permet de continuellement recentrer son histoire sur ce qui est important à ses yeux, c'est à dire l'Homme.


Car, contrairement à ses films précédents, Unagi est étonnamment intimiste, tourné en rase campagne, sans grands effets de mise en scène ou de démarche esthétique. Comme si Imamura, atteignant ses 70 printemps, voulait aller à l'essentiel en ne filmant que ses personnages, laissant le soin à Kôji Yakusho et à Misa Shimizu de composer quelques jolis numéros d'acteur, tout en nuances et en émotion. On pense immanquablement à Ozu pour cette vie en communauté filmée dans toute sa simplicité, on peut penser également à Kurosawa pour cet humanisme teinté de poésie, qui éclate par petite touche à l'écran avec la vision de cette vieille femme esquissant quelques pas de flamenco ou encore ce jeune homme qui croit, mordicus, à l'arrivée des extraterrestres. Il y a un peu de Dodeskaden là-dedans, même si ça manque un peu de légèreté et d'humour... mais cet humanisme qui déborde, qui gronde ou qui danse ne fait que mettre en relief l'état de désolation dans lequel se trouvent les personnages principaux. Et là aussi, la séduction amoureuse filmée par Imamura prend une coloration intimiste, les corps se rapprochent doucement comme pour mieux s'apprivoiser, quant aux sentiments, ils sont presque chuchotés, quasi inaudibles. Pas facile donc de se passionner pour une passion aussi prudente, néanmoins Imamura nous met cela en image avec une limpidité remarquable, comme cette séquence où un panier-repas est suspendu par Misa Shimizu du haut d'un pont, au-dessus de l'eau, tel l’appât d'un pécheur, avant que Takuro ne vienne mordre à l'hameçon. L'homme est pris dans les filets de l'amour, les sentiments réapparaissent, la rédemption n'est pas loin.

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le 9 avr. 2022

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Procol Harum

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