J'ai vu le film en compagnie du réalisateur suivi d'un blind test sur les gialli présentant les références plus ou moins directes utilisées pour "L'étrange couleur des larmes de ton corps" ; s'il est fastidieux de préciser à quelle référence correspond telle scène, les noms d'Argento, de Martino, de Bava, de Fulci, de Lado... de Tsukamoto, de Noé ou encore de Buñuel ont été visités en image et commentés. Comme un rappel après le spectacle, la séance m'a emmené, dépassant comme par nécessité l'heure fatidique des douze coups de minuit, comme s'il s'agissait d'un autre code intracinéphile, un code pour initiés, s'implantant directement endans ma vie.


Il n'y a pas de doute, j'étais bien à ma place.
Même s'il a été défendu l'idée que les gialli forment un genre très large, "L'étrange couleur des larmes de ton corps" veut à la fois créer et pasticher le genre, c'est-à-dire qu'il résulte de l'oeuvre une ambivalence avec la fois un genre étriqué, ultracodifié, limitatif, rongé par la répétition des motifs et des références, et à la fois un genre précis, sélectif, quasi parnassien, qui a une vision clairvoyante du thriller, de l'érotisme et de l'esthétisme néosurréaliste (où la forme prend définitivement le pas sur le fond). Peut-on être dans la parodie d'avant-garde : oui et le relais dans cet oxymore visuel s'appelle l'hommage. "L'étrange couleur des larmes de ton corps" rend hommage en regardant devant. Il reprend de la bobine et du tissu pour un patchwork résolument tourné vers un non-classicisme. C'est toute l'attitude de l'abstraction qui se dévoile ici ; comme un sol qui se dérobe sous nos fauteuils, il s'agit de transformer ce qui a été construit et tenu pour acquis, déconstruire pour un ailleurs, un chaos-paradoxe qui réussirait à se fixer à nouveau.


Avant d'aborder plus en détail "L'étrange couleur des larmes de ton corps", il me faut revenir sur son prédécesseur, "Amer". Lorsque j'ai vu le premier Forzani & Cattet, je me suis fort ennuyé du fait du formalisme de l'oeuvre. Ennuyé n'est pas le mot puisque le film m'avait énervé, excité par cette recherche vaine d'images sclérosantes, par cet enlisement de l'exagération esthétique au détriment du jeu et de la narration. Après la séance, j'ai refoulé ce film et l'ai détesté pendant des mois, voire des années.


C'est donc des années plus tard que l'oeuvre a évolué dans mon esprit. Comment cela est-il possible ?
Ce n'était donc pas une détestation franche mais mon ressenti ne serait-il qu'une feinte perverse pour exprimer autre chose ?


C'est dans cette brèche, cette interstice que se meut cette critique : entre la systole et la diastole.


Mon souvenir est flou mais je sais que c'est bien avant qu'on ne commence à parler de "L'étrange couleur..." qu'il m'est revenu une scène particulière d'"Amer". Elle m'était revenue, comme ça, sans raison particulière (du moins je le pense aujourd'hui). Je devais faire la vaisselle, un truc du genre, et tout à coup, il me vient cette image, cette scène du taxi comme l'une des scènes la plus érotique de ma vie cinéphile.
Et si un film est capable de décharger une force érotique de cette intensité, il y a fort à parier que l'oeuvre en question mérite que j'y revienne mais aussi que je regarde les suivantes.


Juste avant "L'étrange couleur...", j'ai pu voir le court-métrage que Forzani & Cattet ont réalisé dans l'entre-deux et qu'ils considèrent comme un nouveau pied à l'étrier, un retour sur les plateaux de tournage. Ce court-métrage est inclus dans le cadre d'"ABC of the death". Le but du film est une succession de sketchs avec une mort particulière correspondant à une lettre de l'alphabet. Forzani & Cattet ont réalisé le "O" avec une mort par l'...rgasme. http://en.wikipedia.org/wiki/The_ABCs_of_Death - un court qui tourne autour des incrustations de braises de cigarette, de la rétine... et des bulles irisées pour marquer l'asphyxie, passant du gémissement au râle.
Evidemment, c'est encore une fois très sensoriel.


Si vous échappez à la dimension sensorielle, vous la refoulerez et comme tout refoulement, il vous pétera à la gueule par un mécanisme décompensatoire.


"L'étrange couleur de tes larmes" reprend les codes du giallo, le tutoiement pour s'adresser directement à soi, briser la barrière de la distance. Le film considère d'emblée que le spectateur est atteignable et qu'il peut s'affranchir des conventions. Si je commence une liste non exhaustive des codes gialliques par le tutoiement, c'est qu'il est le lien de tous les autres, du fantastique, du fantasme et de sa réalisation (ou pas), du fétichisme dans le propos jusque dans l'image, du travail sur la notion d'obsession, de la pulsion, du voyeurisme, etc.


L'un des fétichismes les plus remarquables de "L'étrange couleur...", c'est l'utilisation de ce courant éphémère de l'architecture, de la céramique, de la verrerie et de la peinture qui s'appelle l'art nouveau. Sans faire l'histoire de l'art nouveau, il faut en dire toutefois deux choses : c'est qu'il apparaît comme une bizarrerie à la fois très spécifique et très libre dans le monde artistique (on reconnaît ses formes entre mille). La deuxième chose à dire, c'est que l'art nouveau est fort associé à des formes sensuelles, et donc il est assimilé à l'érotisme avec ses courbes. C'est bien connu : les lignes courbes sont féminines, les lignes droites et les angles sont masculins. Cela a toujours été un fait dans l'art comme ailleurs, qu'on soit ou pas d'accord cet état de fait. Et l'art nouveau, ce ne sont que des courbes, comme des virgules et des anguilles, incapables de s'enchevêtrer ou d'être symétriques, de sorte à faire vivre plusieurs dimensions, des effets de profondeurs qu'un bâtiment fonctionnaliste annihilerait (comme on en connaît tant de nos jours, sans doute du fait de la précarisation du budget et des mandats politiques). L'art nouveau, c'est aussi une des nombreuses réactions marginales contre un classicisme dominant et c'est un fait que l'on retrouve complètement dans "L'étrange couleur..." : la volonté de braver les diktats esthétiques, sans nécessairement de dresser un anticonformisme pour faire indépendant.


J'ai promis que je parlerais de son travail, alors je le fais ; j'ai posé la question à Bruno Forzani avec tous mes compliments pour cette affiche art nouveau qui fait vraiment plaisir à voir (encore un caprice fétichiste !) : elle a nécessité quatre mois de travail et elle est signée du même auteur que celle d'Amer, le belge Gilles Vranckx... dont on peut trouver facilement les travaux en cherchant sur le net, sur facebook, un travail versé dans l'érotisme féminin et une certaine recherche du bizarre.


Le film honore son affiche en choisissant de réaliser le film (et perdre en substance son spectateur) dans des édifices architecturaux reconnus tels que l'immeuble Bergeret à Nancy http://www.culture.gouv.fr/culture/inventai/itiinv/archixx/imgs/p42-01im.jpg , à la villa Majorelle à Nancy http://brimbelles.pagesperso-orange.fr/brimbrelles/image/30.jpg , à l'hôtel bruxellois Ciamberlani http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a8/H%C3%B4tel_Ciamberlani_2007.JPG , à l'hôtel bruxellois Hannon http://www.vazyvite.com/Bruxelles/Ixelles/Hotel-Hannon-Bruxelles-exterieur.JPG ou encore l'hôtel bruxellois Solvay http://www.voiretdirebruxelles.be/images/event/solvay.big.jpg


Fétichisme, fétichisme, fétichisme. Toute l'énergie et les besoins du film légitiment la recherche du fétiche comme plaisir et douleur de l'esprit, une trépanation surprise avant un soupir, une rémission. Le fétichisme est ainsi omniprésent et encercle par ces courbes, ces tentacules féminines, le protagoniste perdu qui cherche son aimée. Et puis recommencer, rendre perfectible ce fétiche toujours dans ces tuyaux aussi canalisants.


Le canal, c'est l'esprit du labyrinthe qui vient à la fois habiter en concept la forme du film et qui vient à la fois s'opposer à l'idée d'art nouveau. Le labyrinthe a quelque chose de géométrique, de symétrique, de couloirs à sens unique et d'impasse. Mais la forme du labyrinthe n'a que peu à voir avec le ressenti qu'il provoque : la perte, les affres, l'incompréhension, etc. qui ont, à mon sens, des formes plus renflées, arrondies et répétitives si nous venions à les représenter avec des lignes. Et c'est peut-être là où j'ai eu du mal à me représenter ce labyrinthe. Pour moi, un labyrinthe, c'est éviter de revenir toujours au même endroit mais c'est aussi arriver à des points charnières, de plus en plus enserrés, où le choix est aussi égal que multiple. Je peine à constater cette multiplicité au travers de l'enquête. Je n'ai pas retrouvé l'esprit du labyrinthe de manière générale. Parfois, le labyrinthe est palpable, il prend même des formes inattendues ; les pièces deviennent gigognes, des sortes de matriochkas cubiques, magiques double plafond, double cloison, symboliques de l'être double, qui se dédouble à la moindre illusion. Enfin, comme un labyrinthe, la fin du film ouvre sur plusieurs issues A, B, C, D dont une seule est "favorable" et fatale à la fois (hé quoi ? On n'a jamais dit que conclure l'enquête devait arranger l'esprit ; parfois la révélation et la vérité ne sont pas synonymes du retour à la paix et à l'ordre).
Labyrinthe aussi en regard du genre giallique : en effet, comment ne pas observer que ce film est un véritable terrain de jeu et de piste pour les protagonistes mais aussi pour les spectateurs friands du genre... Ainsi Edwige, le prénom de la femme disparue, est une référence à Edwige Fenech, star récurrente du giallo, tandis que l'un des thèmes de "L'étrange couleur..." est celui de "Toutes les couleurs du vice" de Martino dans lequel l'actrice Fenech joue. C'est plus qu'un clin d'oeil. C'est un appel de phare. On croit changer de couleur alors que c'est la couleur qui va donner le ton. De ce point de vue, il y a quelque chose de culture pop, à la Tarantino, dans ce duo Cattet & Forzani.
◘ OST de LCDDLDTC : http://www.1kult.com/2014/03/12/ost-etrange-couleur-des-larmes-de-ton-corps/


Alors, qu'est-ce que "L'étrange..." ?
C'est toujours une expérience. Comme toutes les expériences, elle mérite qu'on l'assimile à plusieurs reprises, à l'égal de ce film où les motifs se répètent. Comme toutes les expériences, elle est souffrance, ennui, fulgurances et retombées. Il n'est nul doute que, si déconcerté et sceptique qu'on soit à la projection, ce film s'inscrira plus comme un souvenir, une empreinte, une impression voire un cauchemar que comme un film dont je me souviendrai de l'histoire et des acteurs... Il y a un désir de parler à notre inconscient, le désir d'une filiation surréaliste.
J'ai même idée que Forzani & Cattet ont rendu le giallo un peu plus riche en développant le côté expérimental - élément qui a toujours existé mais jamais caressé. Développer le côté expérimental sans verser dans d'absconses et hermétiques abstractions (et nul doute que certains vont se m'être en colère à lire cela, mais toujours est-il que le film est cohérent et homogène). Un genre donc, enrichi dans cette zone du cinéma considérée comme monotone, minimale voire hygiéniste.
Je tiens aussi à préciser la présence de Koen Mortier parmi les co-producteurs pour ce film de genre franco-belge. Il y a une petite fierté qui s'exprime ici, sachant qu'en France, il est toujours aussi difficile de trouver des films de genre aussi précis.


Oui, franchement, c'est intéressant... et je ne vois pas d'autres films récents, à part Beyond the black Rainbow qui m'ait aussi directement parlé... avec un délai de plusieurs années d'intervalle. L'avantage du néosurréalisme, il me semble, est d'éviter les associations de concepts ou d'idées saugrenues, c'est de s'épargner les cadavres exquis et les collages afin de donner du sens, du code et de la poésie. Je ne connais pas énormément d'autres oeuvres qui s'épanouissent autant en deux mouvements, un peu à l'image d'un vin qui paraît un peu trop lourd pour être sincère... mais qui trouve une décomposition et une langueur une fois englouti (souvent trop hâtivement).


Une nouvelle manière de faire des films ? Non... Mais faut avouer que c'est étrange d'apprécier un film seulement a posteriori.


Mon appréciation est un peu étrange, elle aussi, puisqu'elle considère aujourd'hui ce qu'elle appréciera plus tard. Je ne sais pas quand et ce ne serait que pure spéculation de vouloir le savoir. C'est une note que je décide par avance de mon inconscient de plus tard... Et... Si cette phrase n'est pas vraiment claire, c'est vraiment qu'il est trop tôt pour se prononcer.

Andy-Capet
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le 26 mars 2014

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le 7 avr. 2014

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Andy Capet

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