Je ne peux pas savoir si cette jungle a amorcé en moi le processus qui
en a mené tant d’autres à la folie. Si c’est le cas, je demande ta
compréhension, car je ne peux décrire avec des mots la beauté et
l’éclat dont je fus témoins pendant ces heures merveilleuses.
A mon retour, j’étais un autre homme.



Theodor von Martius, Amazonie, 1909.


Placée en exergue du film, cette citation a tout d’un programme : suivre le parcours de l’homme blanc au contact d’une nature dans sa forme la plus primitive, pour le meilleur et pour le pire. On retrouve ici les thèmes des plus grandes œuvres, du Conrad revisité par Coppola dans Apocalypse Now et sa remontée du fleuve, aux incursions de Werner Herzog dans Aguirre ou Fitzcarraldo.


Audacieux dans sa structure, le film restitue deux explorations avec le même guide à quelques décennies de décalage. L’un marche sur les traces de l’autre, disparu mais ayant laissé un livre issu de notes envoyées par un compagnon. Le mystère de leurs liens, notamment une plante rare aux vertus puissantes, se tisse au fil d’allées et venues qui fusionnent dans deux éléments essentiels : le fleuve, et le guide, qui supplante progressivement le regard traditionnellement occidentalo-centriste.


Du blanc, on voit les ravages qui font de l’Eden un enfer : une mission brimant les indigènes et interdisant aux enfants de parler leur langue, avant que celle-ci ne devienne, dans la deuxième temporalité, une secte folle et furieuse ; la culture du caoutchouc, qui, littéralement, visuellement et symboliquement, saigne à blanc la forêt. La présence des Colombiens, en ce début de XXème siècle, reste fantomatique, mais laisse des stigmates profonds.


Les explorateurs allemands, oscillent entre l’humilité et l’ambition de fouler des terres inconnues. Dans un maelstrom de langues (locale, espagnol, allemand) et de détours, les expéditions se muent en errances, les quêtes semblent absorbées par l’instance qui les contient et qui les domine : la Nature.
Dans un noir et blanc ciselé par un contraste fascinant, la jungle colombienne vibre d’une mouvance et d’une lueur hypnotiques. La force de l’eau du fleuve, les jeux sur sa surface irisée par des embarcations qui ne demande qu’à se délester, les mille et une nuances des feuillages et des branchages, le noir de la terre accueillent autant l’homme qu’ils le dévorent.


Tout l’enjeu du film est là : dissoudre la démarche anthropologique, la linéarité narrative au profit d’une prise de contact, d’un « lâcher tout » que Gracq évoquant déjà dans Un balcon en forêt. Une contemplation qui ne se fait pourtant pas sans violence : on dérive, on vomit ses tripes, on s’écorche à la beauté primale d’un monde aussi profus que muet.


Ciro Guerra ne s’en cache pas : ce voyage est celui d’un retour aux sources d’un pays et d’un peuple sur le point de disparaître. Parce qu’il garde sa part d’indicible, parce qu’il ne fait pas l’économie des traumatismes issu de sa cohabitation avec la sauvage et irrépressible modernité, par sa puissante beauté formelle et la richesse complexe de ses protagonistes, L’étreinte du Serpent est un déplacement spatial et temporel majeur : un accès à cette dimension alternative des « corps vides », du Chullachaqui, d’un « temps hors du temps » qui permet d’approcher, par le regard au moins, un peuple dont on n’entendra jamais la chanson.


Et de réapprendre, enfin, à rêver.


(8.5/10)

Sergent_Pepper
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le 21 sept. 2016

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Sergent_Pepper

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