La solitude de celle qui ne veut pas accoucher pour réussir

Incontestablement, la question de la représentation esthétique du female gaze hante dorénavant bon nombre de productions modernes. On se souvient, par exemple, de l’excellent Portrait de la jeune fille en feu de Sciamma qui jouait habilement sur les codes du film romantique, ou encore du récent Dernier Duel de Scott qui mettait en confrontation directe point de vue masculin et féminin. Pour y parvenir, Audrey Diwan prend le parti de la radicalité formelle en enfermant constamment son héroïne dans un cadre très resserré (4:3), traduisant ainsi l’isolement de celle que la société patriarcale condamne à n’être qu’un corps dénué d’affect, de liberté personnelle, d’aspiration profonde. Un corps corvéable à souhait, téléguidé et exploité sans ménagement (pour la jouissance, le travail, etc.), et à qui on impose de mener à terme chaque grossesse sans broncher. Comme si l’être qu’il incarne, l’esprit qui l’anime, n’était qu’une donnée infiniment négligeable... une détresse féminine que L'événement a le bon goût d’exprimer par une graphie dénuée de pathos, en réalisant l’improbable jonction entre le cinéma social des Dardenne et celui bien plus viscéral de Cronenberg, en faisant poindre dans l’imagerie vieillotte de la France des Yéyés le cauchemar organique de celle qui aspire à être davantage qu’un corps...


Cette dualité douloureuse, cette confrontation éprouvante entre un corps et un esprit, tient déjà dans ce titre en tout point énigmatique et ambigu. S’il se rattache à la grossesse, l’événement, en se refusant d’être heureux, nous rappelle qu’être mère peut être un drame si on ne désire pas en être une. S’il renvoie plutôt à la notion d’avortement, l’événement ne peut prendre de lettre capitale, ou une importance capitale, car il n’existe pas. Du moins légalement : l’avortement, en étant illégal dans la France des années 60 (il le demeurera jusqu’à la loi Veil du 17 janvier 1975), dépossède la femme de sa reconnaissance sociale et du droit à la dignité. En étant clandestin, l’avortement condamne la femme à l’être également, murant sa souffrance dans le silence, transposant sa détresse dans le monde de l’invisible. Le mot « avortement » ne sera d’ailleurs jamais prononcé dans le film : logique, dans un monde d’homme, il n’existe pas, il n’engendre aucun trauma et ne nécessite aucun processus de deuil. Toute la force du film sera ainsi de le rendre visible, de restituer au vécu de la femme l’importance et la dignité qu’il mérite.


La bonne idée sera ainsi de reprendre les codes du thriller pour tisser un lien entre résistance d’une femme au temps de l’IVG illégal et résistance d’une clandestine en temps de guerre. On remarquera que ce lien avait déjà été tendu par les rares films abordant cette question, comme Une affaire de femmes (1988) de Chabrol et 4 mois, 3 semaines, 2 jours (2007) de Cristian Mungiu, dans lesquels l’histoire s’inscrivait à chaque fois dans une période historique d’oppression (la France de Pétain, le régime de Ceausescu). Sans tomber dans les raccourcis faciles - la France des années 60 n’a rien à voir avec l’Occupation ou la Roumanie stalinienne -, Diwan convoque habilement cet imaginaire guerrier afin de donner sa pleine puissance symbolique à la résistance féminine : résistance d’une femme qui part en guerre contre la misogynie et le conservatisme, résistance d’une femme désirant disposer de son propre corps et jouir pleinement de sa liberté individuelle. Résistance d’une femme qui lutte simplement pour sauver son avenir. Ainsi, dans cette France qui ostracise et condamne celles qui vont à l’encontre de la loi et de la doxa, l’avortement devient pour Anne une question de survie : si elle garde l’enfant, elle ne pourra continuer ses études, satisfaire les espoirs parentaux, et surtout se réaliser en tant qu’écrivaine.


Bien aidée par un montage à la fluidité exemplaire, la narration prend la forme d’une course contre la montre haletante et retranscrit à l’écran la pression croissante qui s’abat sur les épaules de la jeune femme : l’avancée des semaines devient un compteur oppressant, chargeant de gravité chaque minute qui passe : comme ce mot qu’elle écrit en préambule, plus rien ne semble avoir d’importance pour Anne (ni les cours, ni la famille ou les amies) à part cette idée obsédante de l’avortement, une psychose angoissante qui va l’exclure et l’isoler chaque jour un peu plus. Pour appuyer sa démarche, Diwan réactualise tout un référentiel guerrier (parcours du combattant, activité clandestine, culte du secret...) et exalte remarquablement la violence qui lui est intimement liée : violence physique, évidemment, avec ce corps que l’on brutalise, avec ces aiguilles et ces ustensiles qui malmènent la chair, mais violence psychologique également, avec ces proches qui défaillent (les amies, les professeurs, le père biologique...), avec ces personnes de confiance qui trahissent (les médecins qui œuvrent contre l’avortement), avec cette peur constante de la dénonciation et cette angoisse de mort sociale sourde et pernicieuse... Fort heureusement, Diwan fait preuve de sobriété en matière de psychologie et d’étude sociale (le poids de l’environnement s’esquisse en arrière-plan ou à travers des personnages secondaires), privilégiant l’efficacité d’une représentation graphique de la peur viscérale qui grandit chez l’héroïne en même temps que le fœtus : c’est un point de vue exclusivement féminin qui envahit alors l’écran, à travers une esthétique du cauchemar qui réunit la peur organique digne d’un Cronenberg à celle bien plus cérébrale d’un Polanski (Rosemary's Baby, Repulsion), traduisant ainsi symboliquement l’effroi de la femme face à une société qui lui refuse le droit d’être un corps pensant.


Réunir le corps et l’esprit, refuser de réduire la femme à un corps-objet, telle est la volonté de Diwan lorsqu’elle reprend à son compte le dispositif scénique du Son of Saul de Laszlo Nemes (cadre réduit, suite de plans-séquence) : le visage de l’excellente Anamaria Vartolomei est de tous les plans et rien ne nous échappe, que ce soit son souffle, son regard, sa solitude, son désarroi : c’est l’entièreté d’un être qui s’offre à nous. Rien n’est caché, tout est dévoilé, que ce soit le frémissement de son corps ou le cheminement de ses pensées... Seulement, reconnaissons-le, ce dispositif immersif à bien souvent les limites de ses qualités : si ce parti pris esthétique décuple les émotions et la force du récit, il pèche parfois par une trop grande littéralité ; comme lors de enchaînement des dernières séquences où l’on assiste à une surenchère horrifique plus démonstrative que subtile.


Cela étant dit, L’événement ne cherche pas le sensationnalisme ou le frisson gratuit. Ce n’est pas son objectif, et il serait injuste de prétendre le contraire. En prolongeant ainsi l’immersion au plus près de son personnage, le film ne nous invite pas à observer une héroïne mais plutôt à regarder comme elle. C'est un apprentissage patient auquel nous nous prêtons de bonne grâce, comprenant peu à peu le cauchemar éveillé vécu par une femme qui cherche simplement à se réapproprier la liberté de son corps. C’est ainsi que la véritable horreur devient visible, celle qui se lit dans le regard démuni par tant d’intolérance. Une horreur que Diwan a le bon goût d’universaliser (à part quelques éléments significatifs placés dans le récit, il est bien souvent difficile de savoir où et quand se situe l’action), afin de rendre un vibrant hommage à toutes ces héroïnes du quotidien qui, à l’instar d'Anne, ont la force et le courage de refuser un présent contraint pour écrire par elles-mêmes leur avenir.


(7.5/10)

Procol-Harum
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le 29 nov. 2021

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