L’idée d’une médiation par la fiction était déjà présente dans la précédente réalisation de Marielle Heller, Les Faussaires de Manhattan, qui interrogeait la propension de faux documents à redonner de l’espoir à une femme perdue dans une ville trop grande pour elle. La réalisatrice reprend ce thème tout en le déployant : il ne s’agit plus d’un rapport individuel à la contrefaçon, mais d’une relation bivalente organisée autour du médium télévisuel. Ou comment l’image offre une échappatoire à la violence et à la méchanceté du monde pour les spectateurs qui la regardent ainsi que pour celui qui l’anime. Heller n’a de cesse de jouer avec la porosité des frontières entre fiction et réalité, et se saisit du journaliste Vogel comme d’un témoin plongé dans un monde qu’il ne connaissait pas et qui va peu à peu agir sur lui. Voir à ce titre la séquence d’hallucination presque cauchemardesque dans laquelle il devient la poupée d’une volonté supérieure. Le film a des valeurs, de belles valeurs (ça fait du bien) ; le film repose sur une transcendance et instaure Fred Rogers comme son représentant sur Terre.


En effet, le programme de Rogers se propose d’accueillir en lui, par ses thématiques et ses invités, les maux dont souffrent au quotidien les Américains afin de leur donner un lieu d’expression, de purgation et de résolution. Il ne va pas sans le charisme de son présentateur à l’angélisme travaillé, fruit d’une longue et chaque jour répétée maîtrise de soi qui fait de lui non pas un saint – son épouse insiste sur ce point – mais un révolté devant la colère, un révolté sympathique dont la finalité est de convertir en joie de vivre les difficultés qui frappent à sa porte. Un très grand Tom Hanks se trouve derrière, et interprète Rogers avec une fidélité remarquable.


Et si le film frôle constamment la complaisance lorsqu’il représente les pouvoirs quasi magiques de Rogers, il a l’intelligence de ne pas franchir la ligne de démarcation entre portrait réflexif et hagiographie : la partition est suivie à la note près par le pianiste soucieux de respecter le compositeur qu’il interprète, et soudain c’est l’avalanche de coups nerveux portés dans le grave, les notes deviennent des sons lourds et torturés. Même le sage a besoin d’extérioriser sa colère, cette colère qui fait de lui un être humain mais dont la maîtrise fait de lui un modèle. Ce faisant, le long métrage laisse apercevoir des zones d’ombre, des taches au tableau qu’il refuse néanmoins de dévoiler. En résulte un personnage mystérieux, opaque mais profondément humain dont l’intimité ne se révèle que par petits fragments parsemés qui, une fois reliés les uns aux autres, dessinent une existence on ne peut plus commune. C’est donc dans et par sa profession que Rogers s’accomplit, qu’il devient exemplaire.


Un Ami extraordinaire n’est pas extraterrestre, seulement au-delà de l’ordinaire ; il s’affirme tel l’anti-Joker, la démonstration avec moult marionnettes, maquettes et petites voitures que la gentillesse, avant d’être une nature, constitue un choix de vie. Un choix de vie accessible à quiconque veut bien s’en donner les moyens.

Fêtons_le_cinéma
8

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le 5 févr. 2020

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