« Et je me suis couché sous l'arbre ; c'était les mêmes odeurs... »

L’Homme tranquille est une œuvre de la maturité pour John Ford. Après avoir mis en scène de grandes fresques historiques et chevauché à travers tous les genres du cinéma, le réalisateur irlandais opère un premier retour au bercail, faisant de la terre de ses ancêtres le théâtre idéal d’une romance intimiste.


Les cottages irlandais n’ont jamais été aussi beaux et verdoyants que devant la caméra d’un Ford passionné qui filme avec un amour palpable son pays, lequel se voit sublimé par un technicolor somptueux. Chaque paysage est une peinture, composée de jolis costumes rouges ou bleus, de décors verdoyants cisaillés par des cours d’eau discrets, des couleurs vives et marquées qui débordent de toutes parts et emplissent la rétine. L’ambiance est chaleureuse, on se sent chez soi. Pourtant, on est chez Ford, et on devrait être dépaysé, mais ce n’est jamais le cas : le réalisateur de Qu’elle était verte ma vallée a ce don unique de créer de la familiarité partout, tout le temps, qu’importe le contexte. Les habitants sont accueillants, bons vivants ; la chevelure rousse de Maureen O’Hara contraste avec le vert des plaines que foule un John Wayne apaisé, gentleman, « tranquille », le mot est juste, et en qui on identifie Ford lui-même. Mais si c’est un retour aux sources pour le réalisateur, c’est au contraire une forme de déracinement pour le Yankee.


Après avoir pendant des années été l’Irlandais plongé dans l’Amérique de John Wayne, c’est au tour de Ford de plonger son ami dans son propre monde. L’Irlande de L’Homme tranquille est dépeinte comme le miroir inversé de l’Amérique. À l’extravagance de cette dernière s’oppose l’intimité des cottages irlandais ; à son industrialisation, son urbanisation et sa modernité s’opposent un folklore rural et un mode de vie traditionnel qui semblent figés dans le passé. Cette Irlande-là ne se veut pas réaliste mais volontairement fantasmée, devenant ainsi un nouveau paradis sur terre, antre de la plénitude et d’un bonheur sans pareil où le silence et la mélancolie sont encore possibles.


Si L’Homme tranquille a marqué l’histoire, c’est aussi pour sa genèse chaotique. En effet, le film faillit ne jamais voir le jour : il fallut attendre seize ans entre la naissance du projet dans la tête du réalisateur en 1936, et la sortie inespérée du film en 1952. La faute à des sociétés de production réticentes qui refusaient de financer cette romance jugée « idiote », sans aucun potentiel commercial. Le scénario était soi-disant trop simple, trop irlandais pour ce réalisateur ayant conquis l’Amérique toute entière. Mais Ford eut raison de s’accrocher à ce projet qui lui tenait tant à cœur, car après avoir trouvé tant bien que mal un financement, L’Homme tranquille devint l’un des plus grands succès populaires et critiques de sa prolifique filmographie, raflant notamment deux Oscars (réalisation et photographie) et gagnant dans le cœur du public une place toute particulière.


Loin d’être simpliste, l’histoire parle d’un homme en quête de rédemption, qui cherche dans ce havre de paix le pardon pour son homicide involontaire. En cela le déracinement du personnage est vécu comme une nouvelle chance de repartir de zéro, de faire table-rase du passé et d’ouvrir une page vierge de sa vie où il y aura tout à écrire, ici, au cœur même de cette Irlande sacralisée. Aussi L’Homme tranquille est avant tout un film d’amour, sur l’amour : l’amour d’un homme pour son pays ; l’amour d’un réalisateur pour ses acteurs fétiches, John Wayne en tête ; l’amour d’un artiste pour son art, le cinéma.


Ford est « en famille », d’une certaine manière. En plus de la présence de têtes bien connues (John Wayne, Maureen O’Hara, Ward Bond, Victor McLaglen), tout ici fait écho à ses précédents films d’une manière ou d’une autre : la valeur de l’amitié, l’attachement aux coutumes, les liens de la terre, les conflits familiaux, les joutes verbales, mais aussi l’alcool, les chants traditionnels, les bagarres, et bien entendu l’humour. L’Homme tranquille, c’est un peu « John Ford fait film », ou plutôt « tout le cinéma de Ford condensé en un film », mais sans qu’on en perde aucune saveur. C’est tout simplement un film qui rend heureux, ensorcelé par cette « magie fordienne » inimitable. Qu’il est bon de se promener avec ces personnages, au gré du vent et d’une musique envoûtante ! Si bien que même les coups de poing semblent être des caresses, et les bagarres être habillées de velours. Une paisible balade qu’on a du mal à quitter tant elle parvient, bien malgré nous, à nous embarquer.


Deux ans après avoir achevé, avec Rio Grande, sa « trilogie de la cavalerie », John Ford procède à un virage important qui initie la quasi-dernière ligne droite de sa carrière. Fatigué des westerns, vers lesquels il reviendra quatre ans plus tard pour La Prisonnière du désert, il ouvre avec L’Homme tranquille une série de films à la tonalité plus légère : suivront notamment Deux durs à cuire, Le Soleil brille pour tout le monde, Ce n’est qu’un au revoir et Permission jusqu’à l’aube, quatre comédies tout aussi familiales et intimistes qui s’inscrivent dans cette lignée. Et si Ford reprendra par la suite des chemins plus sérieux et ambitieux, renouant avec le western ou le drame politique, il s’octroiera encore, ici et là, quelques friandises plus personnelles (L’Aigle vole au soleil, et bien sûr La Taverne de l’Irlandais), qui sonneront comme les derniers descendants de ce retour aux sources originel que fut L’Homme tranquille. Un petit arpent de bien-être, entre amis, hors du temps.


[Critique à retrouver sur CineSeries-Mag]

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le 8 mai 2018

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Jules

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