La monarque chie. La sentence, aussi excessive soit-elle, en résumerait presque les confrontations royales de La Favorite, là où duchesse et cousine se disputent les faveurs de la reine. A se demander si Colin Farrell avait choisi le Lobster pour son sang bleu, et sa symbolique aristocratique ? Evidemment, car n’oublions pas que des aristocrates aux homards, l’analogie est d’une évidente cruauté, de la même manière que les pigeons volent pour se faire abattre à cadence concurrentielle : tous deux sont voués à crever à petit feu, les uns dans un château, les autres dans une marmite. Il n’est ainsi pas étonnant de voir Yórgos Lánthimos s’investir dans un projet aussi baroque que peut l’être La Favorite, son Barry Lyndon féminin où séduction côtoie arrivisme, nihilisme et dérision.


Puisque dans le dernier Lánthimos, les claques s'enfilent comme des parts de gâteaux que l'on régurgite. Tout est sujet au tacle ou à la phrase assassine. L’ouverture annonce d’ailleurs la couleur : du générique iconique de la 20th century Fox, La Favorite se permet une réinvention de basse-cour, annonçant le renard Yórgos Lánthimos s’introduire dans le poulailler des « vautours ». Hakuna Matata ? Certainement pas. La reine n’a rien d’une lionne, et elle n’est entourée que de hyènes. Car La Favorite n’est rien d’autre qu’une histoire de volailles où tout courtisan ne rate pas une occasion pour déplumer, égorger ou cuisiner l’autre, dans un bouillon d’ingénieuses saillies et de dangereuses liaisons.


S’inscrire dans la grande tradition du film à costumes ? Que nenni. La Favorite n’est ni un tendre poème de Keats ni une élégie où les beaux costumes côtoient de belles paroles, protocolaires et sans impolitesses. Dans cette farce baroque, au contraire, tout n’est que massacre, servitude intéressée, perversion et relations d’échiquier. Codes et figures s’en trouvent ainsi réformés, pour le meilleur et pour le tir : les mots font mouche, et atteignent bien souvent leur cible. Les dorures s’effritent, les ornements pourrissent, et les duels se règlent en triangulaire. En spéculant sur la réalité historique, et en modernisant le genre de l’intérieur, Lánthimos s’amuse à pervertir les relations, à amplifier les conflits, et à détourner l’Histoire au profit de sa propre histoire : guerre contre la France, et discorde entre Whigs et Tories, ne sont que prétextes à une lutte interne pour le pouvoir. Peut-être doit-on se fier à la raison des maximes ? Ne doit-on pas chercher dans l’histoire moins les faits que la connaissance des hommes ? Puisque dans cette Histoire comme chez Lánthimos, on y trouve les Hommes tels qu’ils sont : de véritables carnassiers, professionnels du mensonge, et avides de couronne.


D’une course de canards ubuesque filmée au ralenti à un banquet royal où la danse s’apparente à une bizarrerie anachronique (telle la chorégraphie de Canine), Lánthimos s’amuse de la réalité historique en lui tendant un miroir déformant. Ce cadre « royaliste » permet d’interroger notre époque où les détournements de pouvoir et manipulations politiques demeurent. Une société de l’arène en quelque sorte, où luttent des individus pour leur propre survie. En cage ou en huis-clos, la cour de Lánthimos est construite comme un microcosme où évoluent de mesquins lapins, en quête désespérée d’un statut social ou d’un peu de pouvoir. Vérolé jusqu’à la moelle, ce pouvoir prend ici la forme d’une jambe royale, que l’on enduit et que l’on masse, à en perdre de manière éphémère la douleur et la démangeaison : on y appose des escalopes et de la bidoche, afin d’insister sur une corporalité, à la fois bestiale et dépravée. Tout rapprochement physique n’est ainsi animé que par l’intérêt et le profit. Comme cette guibole vouée à la putréfaction, La Favorite explore avant tout la toxicité des rapports humains, dans une société malade, toujours plus ignoble et ingrate envers ses sujets. Le règne de la goutte (de trop ?).


Dans La Favorite, les marches du pouvoir se montent à condition de pousser violemment les autres aspirant(e)s dans les escaliers. De l’arrivée dans le purin aux dessous de la reine, l’arrivisme se trace dans la dépravation et le renoncement à soi ; à genoux, le nez dans la reine. Permettons-nous alors une formule déplacée : l’abricot royal est le corps sans âme et la roturière son esprit. Car c’est dans cette intimité décisionnelle, et les peines de coucheries, que la politique émerge et décide de l’avenir du pays : les décisions de paix et déclarations de guerre dépendent ainsi davantage de la satisfaction sexuelle de la reine que d’une réflexion de stratège.


Le rapport à la domination est ainsi au cœur de La Favorite. Peut-être est-ce là la principale récurrence thématique du Cinéma de Lánthimos ? Cette soumission à des normes sociales (The Lobster), à des parents & à leur éducation (Canine), au deuil (Alps) & à sa responsabilité médicale (Mise à mort du cerf sacré) ou à une hiérarchie de classes (La Favorite). Toutes ses œuvres semblent dénoncer le poids qu'exerce la société sur l’individu, mettant en scène une société malade, où le malaise naît de l’(in)communication entre les êtres. Sans expression, ses personnages expérimentent à la quête d'un sens, de l'amour, de l'indépendance, ou se lancent à la recherche du pouvoir. Dans les précédents longs-métrages du grec, la parole semblait futile, imprévisible, nourrie d'incompréhension et de malaise social ; elle agissait comme un aveu, un engrenage dans la mécanique de l'impossible vivre-ensemble. Au contraire, dans La Favorite, la parole s'utilise, et incarne un outil suprême de manipulation, là où les traits d’esprits dissimulent frustrations et désirs inassouvis. Autant dire que la confiance règne dans ce monde d’individualisme et de trahisons.


Dans cette mécanique de soumission, Lánthimos appuie volontairement sur les contrastes et inversions. Des rapports dominants/dominés, ne restent que des femmes virilisées, et des hommes à talons : les costumes s’amusent à exagérer la notion d’apparat, faisant des hommes, des « précieuses » emperruquées et ridicules, et des femmes, de sournoises meneuses et manipulatrices, prêtes à en découdre pour un peu de pouvoir. Le matriarcat a ainsi pris le dessus, et les nobles mâles en sont réduit au rang de « suiveurs », à l’instar de cette scène où Abigail (Emma Stone) retourne une situation de couloir à son avantage en jouant sur ce rapport de force. Le pamphlet féministe semble tout indiqué.


Mean Girls à la cour de Queen Anne ? Bien plus encore, du triangle royal à sa région sauvage, les actrices sortent leurs canines. Dans une interprétation aussi énigmatique et forte que dans My Cousin Rachel, Rachel Weisz, sublime et redoutable, en impose dans ce rôle de duchesse, plus complexe qu’il n’y paraît. Emma Stone, impitoyable, épate dans un jeu subtil et inquiétant d’aristocrate déchue, non sans rappeler les relations d’ascendance à l’œuvre dans The Servant de Joseph Losey : servir, se servir ou être servi ? Mais c’est bien évidemment Olivia Colman qui a toute notre attention, elle qui chapeautait déjà les opérations dans The Lobster avec brio. Reine du bal, elle est cette maîtresse du haut château, sans famille, ni mari, ni descendance. Le corps suant, affaibli et dégénérescent, elle crie, bouffe, et simule : sans l’apparence si ce n’est la couronne, elle joue sur la disgrâce pour mieux révéler la tragique humanité de son personnage, celle d’une reine dépassée, délaissée, trahie et esseulée. Dans ces interprétations tout en sarcasme et repartie, l’influence Bette Davis (et le sens de la sentence à la All About Eve) n’est jamais loin. De la gifle à la caresse, La Favorite utilise ainsi l'ambiguïté des rapports comme une arme de destruction massive.


Courtes focales, plans à la steadicam, grand-angle, éclairage à la bougie, plans en fish-eye, toute la mise en scène déployée par Lánthimos s’inscrit une nouvelle fois dans une logique kubrickienne de contrôle de l’espace : jouant sur la fragilité des émotions, et les errances solitaires de ses tristes figures, les effets de mise en scène travaillent la déformation de l’espace comme la distorsion même des personnages. L’écriture au cordeau, de paroles sans retenue, s’inscrit ainsi parfaitement dans ces plans où les apparences se délitent face au jeu toxique qu’entretient les personnages. L’esthétique générale pourrait également renvoyer au maniérisme prononcé et subversif de Peter Greenaway, qui détournait déjà la conversation mondaine en images chocs, dans son Meurtre dans un jardin anglais, où la conspiration régnait sous les perruques bouclées et les jupons des Lady.


Raffiné dans son impertinence, La Favorite se joue des situations, et élève la diplomatie comme une affaire de coups bas et de bousculades de couloir. Le château est ce champ de bataille miné par les mots, où sous chaque latte de parquet et derrière chaque tapisserie brodée, se préparent manipulations et coups dans le dos. Du lancer d’oranges, pulpeuses et à nu, au doigté de la reine, Lánthimos semble élever la perversion à un rang monarchique. On s’étonne d’ailleurs de ne pas voir un ou deux aristocrates chier derrière une paire de rideaux, ou s’adonner à une orgie princière.


La Favorite est cette œuvre où l’on chambre des ordures sur des musiques de chambre, et où la cruauté n’a d’égale qu’un pauvre lapin écrasé sous la chaussure d’un arrivisme exacerbé. Les perspectives s’ouvrent alors dans une scène finale où la tragique surimpression transforme l’allégorie en un constat pessimiste : le visage arriviste superposé à celui de la reine, les regards se font vides, les solitudes se confondent, et les lapins fourmillent, telle une société où les membres ne sont que des animaux de compagnie, soumis au joug et à la vanité d’un maître ou d’une maîtresse. Nous n’avons alors qu’un extérieur trompeur et frivole, de l’honneur sans vertu, de la raison sans sagesse, et du plaisir sans bonheur, là où la morale se referme sur ces individus sans grandeur. Un épilogue qui peut se voir comme un « bûcher de vanités » où les jeux de pouvoirs s’annihilent dans des flammes de solitude et de désespoir.


Ainsi, en s’éloignant de la modernité surréaliste de ses précédentes œuvres, Yórgos Lánthimos gagne en accessibilité ce qu’il perd en absurdité. Exit le surréalisme ? Pas vraiment. Il ne perd à aucun moment son sel identitaire, amoral et acéré, et accentue sa cruauté dans une forme de réalisme historique, aux frontières de l’excès. Parfois tape-à-l’œil, souvent redondant, cet exquis jeu de pouvoir peine cependant à trouver le rythme adéquat, dans des chapitres faisant parfois monter l’attente de l’épilogue au lieu de privilégier les éclats baroques et absurdes. Moins prenant que ses précédentes œuvres, La favorite n’en demeure pas moins une excellente entrée en la matière pour les spectateurs n’ayant pas encore été déflorés par le cinéma de ce grec obsédé par la satire sociale et l’art du mauvais goût. La modération semble pourtant peser sur son œuvre. Mainstream ? Pas le moins du monde. Sa réponse est royale. Tout en nuances et en sentences, La Favorite repose avant tout sur la délicieuse alchimie de son trio féminin, distillant une atmosphère où le vénéneux devient irrésistible. On s’y enlise, on y déguste un thé empoisonné, avant de se faire gifler par ces langues de vipères. Cruel spectacle.


Critique à lire également sur Le Blog Du Cinéma

Créée

le 7 févr. 2019

Critique lue 2.1K fois

35 j'aime

14 commentaires

blacktide

Écrit par

Critique lue 2.1K fois

35
14

D'autres avis sur La Favorite

La Favorite
EricDebarnot
5

Mouth wide shut

Il est toujours amusant de réaliser combien, à toutes les époques, on aime se faire rouler dans la farine et abuser par les imposteurs les plus outrageusement ambitieux et dénués de scrupules : c'est...

le 8 févr. 2019

100 j'aime

33

La Favorite
guyness
8

God shave the queen

Les bâtiments des siècles passés exaltant la puissance et la richesse de leurs commanditaires ont depuis toujours provoqué en moi un doux mélange d'admiration et de répugnance, par leur façon quasi...

le 26 févr. 2019

90 j'aime

16

La Favorite
pollly
9

“Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute.”

Yórgos Lánthimos en 3 films et en 3 trois actes. Il y eu d'abord Canine (2009), puis The Lobster (2015) et La mise à mort du cerf sacré (2017). Lánthimos cinéaste de l'indicible, fait de chacun de...

le 18 déc. 2018

69 j'aime

8

Du même critique

Mother!
blacktide
7

Le monde, la chair et le diable

Il est parfois difficile de connaître son propre ressenti sur une œuvre. Non que l’avis soit une notion subjective qui ne s’impose véritablement à nous même que par le biais des émotions, mais que ce...

le 21 sept. 2017

138 j'aime

14

Boulevard du crépuscule
blacktide
9

Les feux de la rampe

Sunset Boulevard est un monde à part, un monde où les rêves se brisent aussitôt qu’ils se concrétisent, un monde d’apparences transposant l’usine à gloire fantasmée en Gouffre aux chimères enténébré...

le 13 mars 2016

111 j'aime

16

Blade Runner 2049
blacktide
8

Skinners in the Rain

C’était un de ces jours. Oui, un de ces jours où les palpitations du cœur semblaient inhabituelles, extatiques et particulièrement rapprochées au vue d’une attente qui était sur le point de...

le 5 oct. 2017

90 j'aime

20