Baudelaire a dit de la beauté qu'en son sein naissait l'inspiration du poète. Jep Gambardella, Toni Servillo, est un poète qui a perdu sa muse en chemin. Il a maintenant les traits de la vie gravés sur son visage. Pourtant jeune homme, les yeux remplis de promesses, il arrive à Rome pour en devenir le Roi de ses nuits. Son premier et unique roman L'appareil humain est le tableau des nuits enivrées où l'on côtoie le Diable. Riche du succès de son œuvre, il conquiert et protège son trône de dandy romain. Des années se sont passées et le jeune prince marche désormais vers la fin de sa vie. Tout comme Caligula, il a consommé la vie avec un appétit frénétique. Il comprend qu'il n'a plus de temps à consacrer aux choses futiles de l'existence.
Le réalisateur Paolo Sorrentino nous avait livré This Must Be The Place avec Sean Penn il y a deux ans déjà. Ici son histoire débute sur une vision de Rome magnifique, Jep n'a pu la quitter car comme il le dit, il était né pour la sensibilité. Une notion qui s'oppose à l'aspect primitif de ses soirées orgiaques qui le maintiennent éveillé toute la nuit. Il y vit entouré d'une troupe d'intellectuels, d'hommes d'affaires et d'artistes contemporains. On y trouve Romano, Carlo Verdone, un dilettante qui vit dans l'ombre de son ami Jep et qui rêve d'être un metteur en scène accompli ; une bourgeoise communiste qui croit que dans la capitale italienne s'incarne l'idéologie parfaite de son parti et que sa vie familiale est un succès complet ; un vendeur de génie mais qui révèle ses vices sexuels lors de ces soirées closes. Au final donc, une troupe hétéroclite ou une foire de monstres hantés par leurs péchés.
Ici c'est une apologie, l'éloge d'une ville antique et moderne. On voit à travers les yeux amoureux de Jep, la ville qui s'endort et se réveille. Lui qui a perdu son grand amour, semble trouver son dernier reflet dans cette cité qu'il n'arrive à quitter. Il ne sait vivre qu'ici et ne parler que d'elle, il en fait parti comme une sculpture oubliée dans un vieux palais. Le réalisateur tente de comprendre comme son héros ce qu'est la « grande beauté ». Est-elle architecturale ou dans la poitrine juvénile d'un amour de jeunesse ? Dans les rides d'un visage mure, dans un mariage fidèle ou dans l'amour inconditionnel d'une mère envers son fils perturbé ? C'est en méditant sur ces questions que Jep se remet à envisager d'écrire un roman, mais aussi que son plus grand amour refait surface.
Tant d'influences se mêlent dans l'image de Sorrentino. L'esthétique et la réflexion de Terrence Malick se trouvent abordés dans la notion de beauté et de grâce. Ces plans séquences si similaires ne peuvent être qu'un simple clin d’œil. Un autre élément comparable est le silence, celui qui permet d'écouter la vie ; le bruissement du vent, les pas qui retentissent sur le marbre des palais romains ou le son de la mer qui berce les hommes. Comme Malick, Sorrentino a le regard d'un romantique et par la caméra il transforme son film en une œuvre de William Blake. Le visage des acteurs se figent comme le visage d'une statue et soudain leur mutisme se met à parler beaucoup plus qu'une bouche ouverte. La nostalgie respire à travers les fissures des monuments ancestraux mais aussi par les rides de ces visages vieillissants. Toutefois Sorrentino n'est pas ce romantique qui répugne l'avenir et se lamente sur les choses passées. Il comprend et vante l'importance de l'avant mais glorifie son apport au lendemain.
L'autre influence remarquable se fait par la présence d'une naine mais aussi de ce goût pour filmer la laideur, l'extraordinaire et le hors-norme. Ces éléments font écho au travail de David Lynch. Il apparaît évident lorsque l'on traite de la beauté, on aborde son opposé. La beauté est définit par des codes qui sont établis par un avis partagé par une communauté. La laideur n'est qu'un point de vue subjectif et en aucun cas unanime. Ainsi Paolo Sorrentino, tout comme Lynch, réussit à rendre beaux ces gens que nous aurions trouvé hideux ou quelconques au premier regard. Il transcende l'aspect superficiel de l'enveloppe charnel pour offrir un regard plus profond sur l'essence de la beauté. Mais Sorrentino ne pousse pas l'influence jusqu'à y ajouter une touche de fantastique. Alors que Lynch aborde des terrains de réflexion plus large par le rêve et l'irréel, le réalisateur italien préfère se raccrocher à ce qui est vraisemblable. Jep ne rêve d'ailleurs pas, il se souvient juste. Comme un fantôme il semble parfois invisible, il disparaît et réapparaît de l'autre côté du miroir.
Ce film s'adresse à tous les amoureux de Rome, aux nostalgiques et aux grands défenseurs du romantisme. Mais aussi à tous ces gens qui aiment danser et qui se laissent emportés par l'ivresse. Car l'esthétique des images est à son apogée lorsqu'est filmée Rome et surtout lorsque la Jet Set romaine se déhanche bruyamment et frénétiquement jusqu'aux premières lueurs de l'aube. Les déambulations d'un homme qui semble étranger à ce monde sur lequel il règne pourtant. Un lieu où se concentre les artistes contemporains les plus burlesques, si avide de reconnaissance qu'ils s'emprisonnent dans l'autodestruction et la souffrance. Long, lumineux et ténébreux est le chemin de la vie comme l'est de traverser les artères romaines du crépuscule à l'aube. Notre héros est un de ses dernières poètes qui comme ses aînés à une ville comme maîtresse. Rimbaud célébrait Paris, Wilde hantait Londres et Jep Gamberdella loue Rome.

TheArchonte
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le 14 mars 2018

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