La Loi du marché est un film bref mais intense. Le cadre est posé d'emblée : il y aura peu de scènes, mais chacune sera lente et travaillée. Beaucoup de "problèmes" sont exposés durement et en silence, et je vais en discuter quelques uns dans mon analyse.
Dès le début on voit que les personnages patinent dans la semoule : les paroles sont vagues, le débat tourne en rond, chacun se renvoie la balle. Que ce soit au Pôle Emploi, dans la réunion syndicaliste, avec les collègues, avec les voleurs, avec le DRH, tout le monde parle mais peu s'expriment dans leurs propres mots et personne ne veut prendre de responsabilité. "Vous m'avez envoyé dans une formation bouchée" -> "Oui mais vous l'avez accepté". "Vous avez volé" -> "Oui mais on m'a forcé", et caetera.
C'est là pour moi le gros problème exposé dans le film. La responsabilité est à la fois individuelle et collective. Chacun est maître de ses actions mais souhaiterait pouvoir en maîtriser les conséquences. Hors les conséquences de nos actes sont hors de notre contrôle. Elles peuvent être dûes au "marché", à la compétition, à la banque, aux collègues, etc... Sur lesquelles nous n'avons pas prise. En somme, personne ne souhaite ou ne peut vivre en stoïcien.
L'autre gros problème exposé dans La Loi du marché est celui de la procédure, de la fiche de poste, du devoir et du travail. Il est facile de se couvrir derrière des process kafkaïens, une fiche de poste bien rodée et une novlangue affutée. Cette bureaucratie est une arme d'asservissement. Dans l'expérience de la prison de Stanford, il suffisait de dire aux individus qu'ils étaient des "gardiens de prison" pour subitement modifier leurs perceptions, leurs jugements moraux et leurs actes. De la même manière, être "vigile" avec la fiche de poste qui va avec pousse à un ensemble de comportements. Certains diront "oui mais moi je n'aurais jamais fait comme lui, j'aurais lutté". Nous sommes souvent impuissants face à notre psychisme, qui plus est s'il est manipulé.
Enfin, il y a le "problème" du travail même. C'est que nous y tenons, au travail. La scène du départ à la retraite est frappante. La petite chansonnette des collègues fait peine à voir derrière l'écran mais l'effet est profond sur la jeune retraitée et ses collègues. Il y a de la fierté, de l'émotion, des souvenirs, de l'amour. Je me marre quand certains disent qu'avec un RMI élevé ou un revenu de base on poussera les gens à l'oisiveté car ils préfèreront rien foutre à la maison. C'est oublier à quel point l'homme aime s'affairer. Alors oui peut-être qu'on poussera les gens à s'extraire de l'emploi, mais on ne les écartera pas du travail. Car le travail est partout : dans l'emploi certes mais aussi dans une association, dans un projet personnel, dans du bricolage, dans de l'art ... Quand Diderot décrit le travail dans l'Encyclopédie, il dit qu'il est cette « occupation journalière à laquelle l’homme est condamné par son besoin, et à laquelle il doit en même temps sa santé, sa subsistance, sa sérénité, son bon sens et sa vertu peut-être ». Le travail est au coeur de notre identité. Sauf que quand l'on identifie le travail à l'emploi, perdre son emploi c'est perdre sa place dans la société et penser devenir inutile. Archi faux ! Excellente interview d'Albert Jacquart sur ce sujet.
Alors que peut-on faire ? Le film ne le dit pas. On pourrait penser que Lindon est un passif, qu'il accepte son sort en acceptant et en fuyant : "vous êtes flexible niveau horaires ?" "totalement" "et pour un salaire moindre ?" "absolument". Ben oui, à partir du moment où l'on entre sur le marché, on se soumet à sa loi. L'une des scènes initiales montre un groupe syndicaliste qui veut se battre jusqu'au bout pour faire raquer ceux qui les ont viré. Ils veulent faire imploser le système. Mais le problème c'est qu'ils sont eux-mêmes dans le système. Ils luttent sur un terrain qui n'est pas neutre. Ils luttent pour obtenir compensation et pour leur emploi. Aujourd'hui on lutte pour pouvoir travailler le dimanche, on lutte pour pouvoir conserver son emploi dans une usine polluante, on lutte pour défendre son emploi opressant et opresseur. Mais pour moi ce n'est pas de la lutte, c'est de la soumission. Je rejoins complètement en ce point Jacques Ellul dans l'idée qu'il n'y a pas de solution interne à ce problème tant le système est tentaculaire. La seule solution est de s'extraire complètement de ce système et de ne plus jamais s'en préoccuper. D'abandonner la lutte et d'aller vivre dans son coin. De refaire son micro-système à soi. Oui bien vu, Jacques Ellul est en effet anarchiste. Mais face aux proportions du marché, j'ai du mal à voir les alternatives ...