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« Je n’ai jamais compris les gens qui, sans se connaître, trouvent des sujets de conversation. Je crois qu’il faut se taire, se regarder en silence. Ou bien parler beaucoup parce que cela revient au même. »


Silencieuses, les années 70 le sont étrangement. Un silence puissant, pesant, qui guide les vies rangées de l’après-Mai 68, qui gouverne cette société préférant les slogans creux du consumérisme aux grands cris époumonés sous la fièvre révolutionnaire. Un silence que La Maman et la Putain tente de conjurer, sans doute, en exhibant la belle parlote, en déroulant 3h40 de dialogues incessants, de monologues superbes et de péroraisons assassines. Une œuvre bavarde, certes, mais surtout délicieusement poétique, intrigante même, usant de la dialectique pour questionner l’héritage de 68 et ce qui reste de cette révolution qui a voulu démonter les mythes bourgeois comme le couple, l’institution du mariage et le travail. Des mots démultipliés qui se mettent au service de l’éloquence muette de l’image, celle voulue et confectionnée par Eustache, le cinéaste-poète maudit : derrière le refus obstiné du conformisme d’Alexandre, de Marie et de Veronika, sous la surface rutilante de leur posture revendicatrice, ne se cachent rien d’autre que des solitudes minées par de profondes souffrances.


La Maman et la Putain peut se lire ainsi comme une œuvre littéraire à part entière. Sa langue est soutenue, désuète, voire même antiréaliste comme l’indique la présence d’idiomes typiques de l’époque (« vachement », « merdique », etc.). Une contradiction langagière qui ne fait que mettre en surface celle qui tiraille bien plus profondément les personnages. Le vouvoiement révèle une noblesse d’âme caractéristique d’une époque révolue (celle des aristocrates précédents la Révolution justement), et qui s’accommode fort mal avec la morne époque post-révolution soixante-huitarde. À l’instar d’À la recherche du temps perdu, qu’Alexandre aime lire au détour d’un plan, les tirades étirées s’apparentent à des flux de conscience : à travers ces contradictions de mots, ce sont bien les maux, les affects, qui déferlent à l’écran. Mais des mots surtout qui s’avèrent puissamment évocateurs, inspirants l’ivresse poétique au spectateur grâce à un rythme aussi indolent que maîtrisé : le rythme fait tout, ou presque. Il captive, fascine, ensorcelle, nous invitant à suivre la voix doucereuse d’Alexandre qui tente de nous faire croire aux Mille et Une Nuits, à la capacité du conteur à suspendre les effets délétères du temps.


Car si notre homme conte à tout-va, devient moulin à paroles brassant du vent et du verbe, c’est surtout pour se convaincre de l’impossible : vaincre cet assassin silencieux, ce temps pernicieux qui emporte à tout jamais les instants vécus. Se dessine alors en creux, derrière les grandes tirades et les afféteries de langage, la douleur d’un homme courant désespérément après le temps perdu, après cette époque qui précéda sa rupture avec Gilberte. Un prénom qui n’est pas donné par hasard, bien sûr, puisqu’il évoque la petite amie de Swann dans La Recherche de Proust. Gilberte ne lui reviendra plus, partie après avoir avorté, comme l’indique le superbe monologue adressé à Veronika : « Les avorteurs sont les nouveaux Robin des bois, les nouveaux chevaliers du Moyen Age. Ils ne défendent plus la veuve et l’orphelin mais délivrent les femmes de cette chose ignoble qu’elles ont dans le ventre. Le bistouri remplace l’épée, la sonde remplace le sabre. Et toujours les femmes se donnent à leur libérateur. Décidément, je n’aime pas les héros » Le mythe soixante-huitard vacille, sous la plume d’Eustache, la liberté sexuelle tant vantée devient soudainement synonyme de souffrance.


Poussant un peu plus loin son propos, Eustache fait de l’amour hors mariage un mythe trompeur. L'amour à trois, symbole de l’idéologie soixante-huitard, devient ainsi le terreau d’un bonheur illusoire : Alexandre virevolte entre Marie et Veronika, entre la Maman et la Putain, sans pouvoir toucher du doigt ou promouvoir une quelconque forme de ravissement. Si Marie et Veronika s’apprécient, s’embrassent parfois, la jalousie et la rancœur minent inexorablement leurs relations. C’est la contradiction entre les belles idées libertaires de 68 et un quotidien désenchanté qui est une nouvelle fois pointé du doigt par Eustache, comme le symbolise fort bien la scène de la tentative de suicide de Marie, celle qui fait coïncider malicieusement désir de mort, souffrance et amour libertaire. Eustache marque ainsi à vif notre imaginaire, l’amour sans attache devenant soudainement synonyme de grand saut dans le vide.


Mais au-delà des mots, c’est bien par sa mise en scène qu’Eustache continue à questionner notre société. Pour ce faire, par exemple, il oppose insidieusement la notion d’horizontalité à cette verticalité du pouvoir dénoncée par Mai 68. Ici, tout se passe à l’horizontale, comme dans ce restaurant gastronomique où l’on se retrouve autour d’une table, non pas pour partager du plaisir, mais bien de l’ennui, une parole maladroite et une viande qui n’est même pas bonne. Comme le dira Alexandre, on fait toujours « semblant » d’être heureux, de vivre, d’être libre. Filmés de face, côté à côté, toujours disposés sur le même plan, les personnages font semblant de jouer le jeu social, tout en faisant semblant d’exister. Une théâtralité que l’exiguïté des lieus ne fait qu’exacerber : tout se passe en lieu clos, dans un environnement aussi étriqué que les vies : l’expérience collective se heurte aux parois des espaces confinés (appartement, habitacle d’une voiture...), la révolution initiée dans la rue ne se joue plus qu’en intérieur. Une intériorité qui offre aux personnages d’Eustache la voix de l’intime, laissant parler les cœurs las de faire semblant jusqu’à porter la révolte contre eux-mêmes. C'est ce qu’exprime le vibrant monologue final de Veronika qui, après avoir « baisé un maximum », désacralise la liberté sexuelle en désirant vouloir un enfant avec la personne aimée. Cette vie dédiée à la surconsommation est indigeste, il faut donc la vomir pour pouvoir espérer de nouveau : « Si vous voulez m’épouser rendez-vous utile, prenez-moi une cuvette ! ».


Mais plus que l’époque, c’est le cinéma lui-même qu’Eustache questionne avec La Maman et la Putain : comment exprimer la passion ? Comment véhiculer l’émotion ? Si on reproche souvent au film sa forme si particulière (jeu des acteurs, sur écriture du texte...), c’est bien elle qui permet la libération d’une émotion pure et véritable. Comme lors du monologue de Veronika où la rigidité formelle met en relief les traits du visage, la tessiture de la voix, la puissance évocatrice de chaque parole prononcée. « Plus on paraît faux comme ça, plus on va loin. Le faux, c’est l’au-delà. », nous dit-on. En exhibant la facticité formelle de son film (les dialogues très littéraires, l’esthétique rappelant le cinéma muet...), Eustache déclare son amour à un art capable de faire chavirer les cœurs par ses simples qualités formelles : la vérité du faux, du cinéma, est d’être une forme mouvante et surtout émouvante.

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le 27 juin 2022

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Procol Harum

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