À une époque où on nous fait avaler non-stop la même chose pour alimenter cette fausse nostalgie, simple outil marketing déguisé en émotion, ce film se pose et nous montre vraiment un récit nostalgique, mais pas pour du fan service, pas un discours cynique sur “c’était mieux avant”. Non. Il est là, interroge profondément ce besoin compulsif de revivre le passé, et surtout, les dangers d’une addiction à la nostalgie. Et nous comprenons tout ça dès les premières minutes du film.
[...]It never got better than that night! That was supposed to be the beginning of my life! All that promise and fucking optimism... That feeling like we could take on the whole universe! It was all a big lie. Nothing happened.
/!\ATTENTION REVIEW ANALYSE FULL SPOILER /!\
ALLEZ VOIR CE CHEF D'OEUVRE AVANT DE LIRE CA MAIS SI VOUS L'AVEZ DEJA VU ET QUE VOUS VOULEZ DES EXPLICATIONS, FAITES VOUS PLAISIR !!
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Nostalgie rime ici avec regret, c'est la seule chose qui maintient Gary en vie, c'est sa quête, son unique moteur, la chose qu'il veut faire avant de mourir, sa tentative de suicide ayant raté, il est persuadé qu'il ne peut pas partir sans avoir accompli cela.
[...]And knowing in my heart life would never feel this good again, and you know what ? It nerver did
Pour Gary, la vie s’est arrêtée là. Cette nuit de 1990 comme unique repère. L'accident de voiture évoqué ensuite a peut-être symboliquement tué Gary King expliquant pourquoi il a fui laissant Andy seul. Il est donc depuis un fantôme, ne pouvant évoluer et passer de l'autre côté, cette réplique au début pourrais alors avoir un autre sens :
[...] seeing the orange glow of a new dawn break
Ce ne serait plus simplement l’image poétique d’un lever de soleil prometteur, mais la métaphore de cette fameuse lumière que les fantômes voient avant de quitter notre monde après avoir accompli les dernières choses qu'ils les maintenaient sur notre plan d'existence. C'est pour ça que Gary ne change pas, lui, reste enchaîné : il ne peut pas passer de l’autre côté. Tant qu’il n’a pas bouclé sa “quête”, il est condamné à revivre ce souvenir. Et là réside toute la tragédie du personnage : ce qui autrefois annonçait un avenir radieux est devenu le rappel douloureux de ce qui ne sera jamais.
Nous pourrions même aller plus loin, car on nous parle bien de "dawn", double sens ici, d'un côté le jeune Gary est rempli d'espoir sur ce que lui réserve l'avenir et de l'autre côté, sachant tout le reste on peut se dire que si on parle donc d'aube, c'est parce que le golden mile n'a pas été finalisé, voilà pourquoi cette lumière revient sans cesse dans ses souvenirs, tronquée, inaccomplie. C'est d'ailleurs en miroir parfait avec la fin du film où la lueur orange revient, mais cette fois gigantesque, menaçante et prête à les engloutir et surtout, elle ne se trouve plus devant Gary comme un objectif à atteindre, elle est derrière lui. Il fuit désormais ce qu’il poursuivait. Il a compris, trop tard peut-être, que cette lumière n’est pas la promesse d’un renouveau, mais l’appel d’une mort qu’il avait pourtant anticipé. (Je reviendrai sur cette métaphore plus tard.)
Le fait qu'il soit possédé par cette nostalgie se montre quelques secondes après :
Are you disappointed ?
About what ?
That you didn't make it to the World's End
Gary a beau répondre que non, qu'il n’est pas déçu de ne pas avoir atteint le World’s End, ce moment est immédiatement suivi d’un plan particulièrement significatif : un zoom sur son visage, où son expression passe du mécontentement à une forme de révélation mystique, tandis qu’en fond sonore, des jeunes expriment leur désir d’être libres.
Ce moment bascule ensuite dans un plan zénithal : le cercle de personnes entre dans le “O” du World’s End, inscrit sur une pinte. L’utilisation de ce plan n’est pas anodine : elle représente un enfermement quasi divin, une boucle dans laquelle Gary est piégé. Et cette divinité n’est autre que la pinte elle-même symbole ultime de son addiction, non… de ses addictions. Car cette pinte du dernier pub du Golden Mile est la parfaite métaphore de son alcoolisme confondu avec sa nostalgie, ces deux thèmes devenant intrinsèquement liés par leur nature d'addiction.
À ce moment-là, Gary n’est plus simplement dépendant d’une substance ou d’un souvenir : il est soumis à un rituel, une foi destructrice. Il est littéralement enfermé dans le “O”, dans celui du World’s End, celui du "monde", il est prisonnier d’un cycle éternel, incapable de passer à autre chose.
Le détail est encore plus frappant : le cercle est composé de douze personnes exactement le nombre de pubs du Golden Mile. Et justement là aussi nous pouvons aller encore plus loin, le nombre 12, omniprésent dans l'œuvre à une signification forte, il symbolise ce qui est achevé, on dit même que c'est un chiffre parfait. Il peut être interprété comme la fois la fin d'un cycle ou un point d'harmonie. Quand les 12 pub seront fait, on terminera le cycle on atteindra le point d'harmonie où la paix l'attend.
Tout renvoie donc au même point d’origine. Gary est condamné à revivre cette nuit en boucle, enfermé dans une pinte comme dans un purgatoire. Ce n’est plus une simple quête nostalgique : c’est une damnation.
Et ce cycle, c’est la chose la plus présente dans tout le film. En seulement cinq minutes, l’histoire complète du film nous est déjà racontée… trois fois :
- D’abord, on voit le premier barathon,
- En même temps, Gary le raconte en voix off,
- Et enfin, dans ce souvenir, les noms des pubs annoncent à l’avance ce qui se passera dans chacun d’eux.
Ce souvenir est une boucle parfaite. Quand ils repartent pour le Golden Mile, tout se rejoue de la même manière : ils perdent les personnages aux mêmes endroits, ils croisent les mêmes figures, les dialogues eux-mêmes spoil la suite.
Take a moment to look upon it in its original colors, boys, for tonight we paint it red
Cette phrase, au début, semble juste poétique ou stylée. Mais à la fin du film, elle devient prophétique : après l’explosion du Réseau, la ville est littéralement peinte en rouge.
[En parlant des 3 mousquetaire] I think they missed a trick only having three 'cause if they'd had five, then two could have died and they'd still have three left.
Cette blague, prononcée à la légère, préfigure exactement ce qui va se passer dans le groupe. Deux vont tomber, et trois resteront. Tout semble écrit d’avance, parce que Gary n’avance pas. Il ne vit pas le présent : il exécute un souvenir, il devient alors le prophète de cette histoire, la discussion qui précède cette blague d'ailleurs peut alors être important, Gary compare les 3 mousquetaires et la bible disant qu'on dit la même chose des deux.
A lot of people are saying that about the Bible these days
What, that it was written by Alexandre Dumas ?
Don't be daft, Steve. It was written by Jesus.
Alors encore une fois, c'est une blague, mais là, Gary vient étroitement de lier Dumas et Jésus, et juste après, il "corrige" une erreur selon lui des 3 mousquetaires et donc une erreur de Dumas donc, dans un sens, on se retrouve avec Gary qui prend littéralement la place d'un prophète, il devient celui qui sait, celui qui annonce.
Tout est écrit d’avance, car Gary n’avance pas. Il rejoue encore et encore le même scénario, sans sortie possible. Le film tout entier est conçu comme un disque rayé, une cassette nostalgique qui tourne en boucle comme celle qui passe dans la bête.
I put this one on a tape for you, didn't I?
Yeah, This is it
This is the tape ?
Yeah Yeah, look look
Where'd you find it ?
It was in the tape player
Cette cassette est comme le souvenir de cette soirée dans la tête de Gary, ça passe en boucle, Gary la chante par cœur, tout comme la soirée, il dirige ce qu'il va ce passer comme un metteur en scène, répétant les mêmes étapes, poussant ses amis à suivre le parcours exact, dans le même ordre, avec les mêmes phrases.
Mais très vite, les événements échappent à son contrôle, et c’est là qu’un autre danger de la nostalgie apparaît : l’idéalisation. Le passé que Gary convoque n’est pas fidèle à la réalité, c’est un souvenir reconstruit, fantasmé, trafiqué, il faut voir la représentation de la soirée que nous voyons au début du film comme la version montée par Gary, la version qu'il a eu le temps de modifier en se la ressassant.
Une scène anodine en apparence pose parfaitement cette idée, tout en introduisant une métaphore centrale du film :
I can't believe you bought another Granada Mark II
What do you mean ?
Well this looks exactly like the car I sold you in 1989
This is the car you sold me in 1989, best 300 quid I ever spent in my life
This is the beast ?
Yeah pretty much [...] I had to replace the brakes, suspension, exhaust, seats, wheels, paneling, ... Whole engine really, other than that she's the same old motor
On est littéralement sur une version moderne du bateau de Thésée et cette image va hanter tout le film. Ici, il a modifié l'intégralité de sa voiture donc est ce vraiment la bête ? Elle en a l'allure, mais au fond ? Et c'est exactement comme notre groupe de personnage, Gary s’accroche désespérément à l’image de celui qu’il était, il s’habille pareil, parle pareil, agit pareil… mais tout ça n’est qu’un masque tout est dans les faux-semblant car derrière cet aspect, on retrouve un homme brisé, prisonnier d’un passé idéalisé et d'un futur amputé, celui qui guidait se retrouve à la place de celui à qui on dit quand aller se coucher.
Mais quand il sera face à son jeune double, qui est la version idéalisé et nostalgique de lui-même, qu'il tente de redevenir tout au long du film, il refusera de lui céder la place car :
There's only one Gary King
Cette phrase a une portée symbolique très forte d'ailleurs, car elle annonce le début de la rupture du cycle qui enfermait Gary, il décapite littéralement son jeune double, le Gary King d'avant, meurt donc de la façon la plus symbolique de tuer un roi, il accepte le nouveau lui. On pense à la figure du roi déchu, sacrifié pour qu’un nouveau cycle puisse commencer.
Ce moment marque une prise de conscience : il ne peut pas redevenir celui qu’il était, ni même le rester éternellement. Il doit accepter ses erreurs, comme le résume parfaitement Andy :
To err is human
Nous reviendrons sur la fin plus tard, pour continuer sur nos personnages qui ont changé, prenons maintenant le personnage d'Andy il n'a plus rien en apparence de celui qu'il était, sérieux, marié, père de famille, sobre, il a coupé les ponts avec Gary, et avec tout ce que représentait leur jeunesse. Il ne veut plus en entendre parler. Et pourtant... Derrière tout ça, on a un personnage à qui la vie parfaite échappe et qui finalement est prêt à suivre Gary jusqu'à la fin du monde littéralement.
I would have followed you to the end, I fucking have !
Cette phrase révèle une blessure profonde. Andy n’a jamais vraiment tourné la page, il est l'inverse total du bateau de Thésée, sa façade a changé, mais à l'intérieur, il est exactement le même qu'autre fois.
Comme Gary, il est encore lié à ce passé, mais sans l’idéaliser. Il incarne le refus du passée, là où Gary incarnait le refus du changement, les deux sont des opposés, Gary représentent la nostalgie idéalisée, le passé était parfait et aujourd'hui rien ne va, il repasse en boucle sa jeunesse, tellement que le dialogue :
And what is so important about the Golden Mile?!
IT'S ALL I'VE GOT
Nous pose encore une fois Gary en cette figure du fantôme, le film en donne même une illustration littérale : lorsqu’il est arrêté par la police, il n’a pas de papiers et donne le nom et l’adresse de Pete. Il n’existe plus dans le monde réel, et même, personne ne l'a vu depuis 20 ans.
Andy est lui une autre facette négative de la nostalgie, son reniement total. Ce regret de périodes révolues est généralement et avant qu'il soit instrumentalisé, une bonne chose, Andy à cause de mauvais souvenir coupe tout contact avec son passé et ça le bouffe de l'intérieur. Avec cette discussion, les deux hommes vont se rendre compte des erreurs commises et vont adapter leur nostalgie pour la mettre au bout du jour.
Et c’est là que le cœur du film bat vraiment : dans cette confrontation entre deux douleurs opposées. Deux formes d’échec face au temps. Mais leur discussion, leur affrontement, leur confrontation mutuelle leur permet de reconnaître leurs erreurs, de se comprendre et surtout, d’apprivoiser leur passé. En réconciliant passé et présent, ils sortent de l’emprise de la nostalgie : non pas en l’effaçant, ni en la fétichisant, mais en la rendant vivable, humaine, imparfaite et vraie.
La métaphore ne s’arrête pas à Gary ou à sa voiture. Elle s’étend à Newton Heaven. La ville semble identique, mais ses habitants sont devenus des coquilles vides, les bars vont commencer à se franchiser, perdant leur identité propre et c'est là qu'on va avoir l'intégration paradoxalement d'une nostalgie plus "juste" et justifiée qui sera également présente dans la décision de fin du film.
L'apparence de la soirée est toujours là, mais le fond est totalement différent, Gary est en pilote automatique, 20 ans qu'il répète cette soirée donc il agis sans réfléchir, il va prendre des shots pendant que Pete parle d'un moment traumatique, dans les toilette il glisse et est à deux doigts de frapper le mur exactement au même endroit que 20 ans avant. Tout est millimétré, tout doit se répéter. Et pourtant, la symphonie commence à sonner faux pour Gary.
Let's boo-boo
"Boo-boo" what is that ?
Ici, il n'y a plus que Gary qui utilise cette expression parmi son groupe de potes, il est le seul coincé là-bas. Ensuite, on va avoir Sam qui va aux toilettes et pour Gary, c'est le signal, comme il y a des années.
Gary are you serious ? I haven't seen you in 20 years do you really think I'm gonna have sex with you in the ladie's toilet ?
Well, the disabled's is out of order
Gary ne comprend pas pourquoi ça ne fonctionne pas comme avant, pour Sam ça fait plus de 20 ans, pour Gary, il l'a encore vécu hier.
Le point culminant de la fin de cette partition parfaite pour Gary est l'arrivé et surtout la découverte de l'invasion de Newton Heaven par le réseau, plus rien ne va et pourtant, il veut aller au bout, il sait qu'à la fin s'il le finit, il ira dans cette "orange glow of a new dawn" sa mort est droit devant il ne peut pas s'arrêter.
Bon, j'avais dit que j'allais revenir sur la métaphore de la mort et de la lumière, le fait que les membres du réseau "s'allume" n'est pas qu'un effet de style, c'est une lumière aveuglante, de couleurs froide, presque divine qu'il n'ose pas regarder dans les yeux. Toutes ces entités le pourchassent et veulent l'arrêter, mais Gary la lumière qu'il veut c'est celle de couleurs chaude, pleine de promesse et qu'il regarde dans les yeux. Il ne veut pas se retrouver dans un monde froid, obliger de recommencer à repasser en boucle le seul moment de sa vie où il a été libre.
Et lorsqu’il y parvient, lorsqu’il atteint sa propre aube, il devient prophète de son propre monde.
Gary King... of the human ?
Yeah what do you want
Il a finalement emmené toute l'humanité vers son monde rêvé où il peut vivre autant de quêtes qu'il le souhaite, les derniers mots qu'il dit à Andy sont alors lourd de sens non pas car il parle de toute l'humanité, mais parce qu'enfin il voit le côté négatif du passé.
I'm Sorry
I know, I know
Ces lumières, on peut y voir aussi les lueurs froides et stériles d’un hôpital, d’un centre psychiatrique, là où Gary a été interné après sa tentative de suicide. Ce sont les lumières du contrôle, celles d’un monde aseptisé, réglé, organisé, où tout dépassement est étouffé. Là où on tente de le "réparer", de le "guérir", où on l'empêche d'être libre. Il n'aspire pas à cette lumière clinique, artificielle, lui est attiré par la lumière chaude ambrée d'une bière et du feu de la liberté, comme si elle émanait d’un pub encore éveillé.
Le réseau cherche un conformisme total, une paix stérile par l’uniformisation. On apprend que c'est grâce à lui qu'on a fait toutes nos avancées technologiques, c'est lui qui franchise les bars au fur et à mesure, c'est lui qui reforme le bateau de Thésée finalement, il est l'incarnation de l'instrumentalisation de la nostalgie. Il recrée tout en apparence sans en comprendre le fond, il laisse Newton Heaven avec exactement les mêmes habitants, ses couleurs d'origines, il est le studio qui nous crache un énième remake qui ressemble à l'original, mais il en vide toute l'âme. C'est exactement ce qu'il fait avec les version jeune de nos héros, il pense que c'est ce que Gary veut, mais, le conformisme il ne le cherche pas au contraire et envoie tout balader pour retrouver une liberté, pour même plutôt découvrir la liberté, Gary n'a jamais vraiment été libre, il a toujours dépendu de plein de facteurs, mais dans son souvenir idéalisé, ce n'était pas le cas. Et quand la société s'écroule après le départ du réseau, c'est là qu'il réalise son rêve.
Les dernières secondes montrant Gary avec son groupe d'ami plus jeune est alors une parfaites conclusions, il continue ce liens qui unissait ses deux addictions, mais cette fois en les détruisant, il arrête de s'enfermer dans le passé et ne fait plus qu'un avec sa nostalgie, il est avec son groupe de pote de l'époque, mais il fait de nouvelles choses et enfin, il demande 5 verres d'eau, le passé est révolue, allons de l'avant.
Alors voilà. Dans notre époque saturée de remakes inutiles, de reboots insipides, où la nostalgie est souvent instrumentalisée par les studios pour nourrir un divertissement sans âme, The World’s End fait figure d’exception. Un film qui ne nie pas la nostalgie, mais la questionne, la met à nu, et finit par l’humaniser.
L’année dernière, un autre film traitait de ce sujet de manière tout aussi bouleversante : I Saw the TV Glow, dont l'une des scènes finales représente cette nostalgie idéalisée (tout le film transpire la nostalgie), en exposant la perte d’un monde rêvé devenu invivable dans le réel. Et cette année, Sinners, dans ses dernières phrases, résonne exactement avec ce thème.
Non, la nostalgie n’est pas à détruire. Elle n’est pas l’ennemie. Ce qui importe, c’est comment on la vit. On ne pourra jamais revivre ce qui a été, mais on peut juste faire en sorte de créer dans le présent des moments d'on, nous serons nostalgiques dans quelques années, l’important, ce n’est pas le retour au passé… mais la liberté de construire l’avenir.
We are the human race and we don't like being told what to do [...] We want to be free to do what we wanna do !