Ce deuxième visionnage du Détroit de la faim confirme tout le bien que j'en pense. A la croisée du film noir, du polar et du film social, cette expérience de trois heures passionne d'un bout à l'autre. Sa structure ressemble à celle du concerto classique, avec sa composition symétrique en mouvement rapide/lent/rapide.
premier mouvement : alors qu'une catastrophe a lieu, le naufrage d'un ferry chargé de 800 passagers environ lors d'un typhon, un prêteur sur gages est dévalisé et tué. Les coupables vont profiter de la confusion pour voler une embarcation et fuir. La découverte de deux cadavres ne faisant à priori pas partie du naufrage va lancer l'enquête. On a donc une trame de polar classique, mais déjà on sent que Le détroit de la faim vogue vers d'autres eaux, notamment à travers la scène baroque de la voyante, et la rencontre plutôt étrange entre le fuyard et une prostituée.
deuxième mouvement : la rencontre entre Yae, la prostituée, et Inugai, le fuyard, bouleverse la vie de celle-ci. En effet, Inugai lui laisse une grosse somme d'argent, ce qui lui permettra de rembourser sa dette et de fuir à Tokyo, où elle espère mener une vie d'"honnête femme". Mais le destin, sous la forme d'une arrestation due à une bagarre entre yakuzas, la forcera à renouer avec son ancien métier. C'est un versant beaucoup plus social, où l'on perd un peu de vue l'intrigue policière. Inugai n'a jamais été arrêté, et il semble qu'il ait réussi à échapper à son passé, en tout cas on n'en parle plus. C'est tout le contexte social d'une capitale d'après-guerre, où la prostitution fleurit, combinaison du désespoir des femmes livrées à elles-mêmes et de la présence des soldats étrangers, qui nous est décrit ici. Et ce jusqu'à l'interdiction de cette prostitution, transition toute trouvée vers un troisième mouvement, où Yae reconnaît un portrait d'Inugai dans le journal.
Troisième mouvement : en parfaite symétrie avec l'ouverture du film, ce sont deux cadavres repêchés qui relanceront l'enquête policière. Enquête qui nous est livrée par les discussions entre policiers, et donc par la procédure, car il ne fait aucun doute pour eux que le coupable est Tarumi, anciennement appelé Inugai. C'est alors que seront démêlés les fils de l'intrigue et que nous seront livrées les clés pour comprendre le personnage d'Inugai.
Coda : Le polar social est un genre qui a eu de belles réussites au Japon, il suffit de penser aux films de Kurosawa, Les salauds dorment en paix et Entre le ciel et l'enfer. Le détroit de la faim s'inscrit donc dans un genre déjà existant même s'il semble verser parfois dans le fantastique (mont effroi et voyantes, image en négatif). Mais il le fait avec la maestria qu'on connaît à Tomu Uchida, cinéaste qui a mis plus de temps à être révélé en occident que ses illustres aînés et contemporains que sont Mizoguchi, Kurosawa ou Kinoshita par exemple, et qui encore aujourd'hui demeure en retrait par rapport à ces noms prestigieux. Ce qui est bien dommage, car il vaut la peine d'être découvert.