Cette longue et lente séquence placée en ouverture du récit, au cours de laquelle la voiture du protagoniste s’extirpe progressivement des entrailles d’un parking souterrain pour regagner la surface, annonce clairement la forme qui sera prise par le reste du film : celle d’une échappée irrépressible, d’une escapade libératrice qui nous sort du carcan étouffant et lobotomisant de la société iranienne pour aller vers le monde extérieur : cet ailleurs où l’on n’obéit pas aveuglément aux lois iniques, où l’on ne détourne pas du regard par facilité et où l’on observe ce que l’on est en toute franchise. Où, surtout, on perçoit l’humanité dans cet autre qui nous ressemble et qu’il serait bon de préserver. Si Le Diable n’existe pas se veut être une diatribe à l’encontre du pouvoir iranien, dénonçant notamment l’usage de la peine de mort comme arme ultime d’oppression, il a le mérite d’y associer la forme pour en faire une subtile invitation à l’éveil des consciences, à l’ouverture de nos yeux sur le monde qui nous entoure.


Cette culture de la lucidité, de l’impertinence du regard, Mohammad Rasoulof en a faite sienne depuis longtemps, au point de s’attirer les foudres du pouvoir en place après avoir pointer du doigt l’omniprésence de la corruption dans Un homme intègre (2017). Obligé de ruser pour mener à bien son nouveau projet, il tourne en semi-clandestinité et opte pour un assemblage de quatre courts-métrages (ces derniers étant moins ciblés par la censure que les formats longs), quatre points de vue sur la peine de mort, quatre mises en perspective unies par une même démarche esthétique : celle d’une mise en relief de l’individu au sein d’une société qui tend à l’asservir jusqu’à le déshumaniser, celle d’une forme picturale suffisamment puissante pour sonder ce qui subsiste d’humanité dans l’insurrection.


Une question relative à l’humanité résiduelle que le film aborde, tout d’abord, de manière implacable, démonstrative, à travers deux premiers segments construits en miroir l’un de l’autre : exposés au même contexte suffocant, à la même injonction despotique, les deux personnages principaux vont agir de manière totalement différente, l’un acceptant son rôle de bourreau tandis que l’autre va s’y opposer. Indéniablement Rasoulof touche à son but, en mettant en exergue cette liberté individuelle qui subsiste en chacun de nous, cette possibilité de désobéir en toute connaissance de cause, même si pour cela il se sent obligé de surligner un peu son discours. Mais fort heureusement, le film sait aussi se doter de plus de subtilité, en nous montrant la perfidie d’un discours despotique qui a su s’immiscer au plus profond de la société iranienne au point de transformer un citoyen lambda en agent du système. Heshmat, le personnage du premier segment, est perçu comme quelqu’un sachant garder ses distances avec le diktat religieux (pas d’opposition au port de voile coloré, d’écoute de musique pop, etc.). Et pourtant cette liberté d’action semble s’évaporer à partir du moment où il endosse son costume de bourreau, comme si sa place dans le système faisait de lui un robot obéissant, quel que soit le rôle qu’il est censé tenir : c’est machinalement qu’il conduit sa fille au fast-food, passe l’aspirateur chez sa mère ou fait la teinture de sa femme. C'est tout aussi machinalement qu’il appuie sur le bouton fatidique avant de se préparer un café... les œillères du quotidien favorisent l’obéissance aveugle aux lois injustes de l’État, et donc, suivant la formule d’Hannah Arendt, la banalité du Mal. Une démonstration certes didactique mais qui s’étoffe joliment grâce à une poétisation imagée des dilemmes moraux.


À partir du troisième segment, l’échappée poétique dessinée par Le Diable n’existe pas prend tout son sens. On quitte la ville, symbole de la mainmise du pouvoir étatique sur les citoyens, pour retrouver la nature bienfaitrice, pour renouer avec sa propre nature : au et à mesure que les séquences s’enchaînent, l’espace s’agrandit, la lumière se fait plus prégnante et les consciences s’éveillent. Reproduisant une composition des plans semblables aux miniatures persanes, faisant exploser à l’écran le bleu d’une maison, le violet d’un champ de fleurs ou les teintes apaisantes d’un cadre bucolique, Rasoulof expose à notre regard tout ce que le milieu urbain avait occulté : l’importance des femmes auprès des hommes, certes, mais plus généralement des personnages gagnés par le doute, par des dilemmes moraux, par une humanité qui fait souffrir tant elle cherche à s’exprimer. Tous ces destins tissés, qui disent le meilleur et le pire de l’individu, seraient péniblement redondants si le cinéaste n’avait pas pris soin d’expurger son film de tout surplus mélodramatique : c’est sèchement que l’on découvre les atermoiements de ces êtres ni bons ni pires que les autres, au détour d’une scène à l’éloquence muette, lorsque l’impassibilité d’un visage face à un feu clignotant renvoie au défilement d’une existence dénuée de sens et de vie ; ou encore lorsque le tremblement d’une main trahit le doute qui s’installe au moment d’une union naissante.


Cette confiance accordée à l’éloquence de l’image permet de donner toute sa force au cheminement intime creusé par le film, celui qui guide le robot du début vers la prise de conscience, celui qui offre au malvoyant la possibilité de regarder en face l’horreur dont il est complice : si dans le premier chapitre, on ne distingue que les pieds des condamnés à mort, le regard fixe vite un visage dans un champ/ contrechamp lourd de sens. Progressivement, donc, le regard ne se détourne plus mais fait face à ces fantômes du passé que l’on doit conjurer pour avancer, à ces défaillances et contradictions personnelles que l’on doit reconnaître pour pouvoir les surmonter. C'est ce que l’ultime scène résume joliment, dans une poésie aussi simple qu’efficace, lorsqu’une jeune femme reste désarmée devant le renard qu’elle a refusé de tuer, reconnaissant ainsi l’atrocité inhérente à toute exécution, percevant enfin la dimension sacrée d’un être vivant.

Procol-Harum
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le 10 déc. 2021

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