Lors du festival de Cannes de 1956 un film indien obtiendra le prix du meilleur document humain : « Pather Panchali » de Satyajit Ray. Trente six autres œuvres suivront dont « La déesse » et « Le salon de musique ». Réalisateur, écrivain, compositeur, ami de Jean Renoir, Satyajit Ray est assurément une icône culturelle en Inde. Ecoutons-le évoquer le cinéma indien :



Pour un pays aussi éloigné du centre des choses, l’Inde a commencé étonnamment tôt à produire des films. Le premier court métrage date de 1907 et le premier long métrage de 1913. Dans les années vingt, les maisons de production de films étaient devenues de très grosses affaires.
Quantitativement, la production cinématographique indienne vient immédiatement après celle d’Hollywood : la statistique est là pour le prouver. Mais peut-on dire la même chose de la qualité ? Pourquoi nos films ne sont-ils pas présentés à l’étranger ? Est-ce simplement que le marché indien est suffisamment vaste pour absorber toute notre production ? Le symbolisme oriental est-il trop obscur pour les étrangers ? Où avons-nous simplement honte de nos films ?
A qui a pu comparer les meilleurs films étrangers et les meilleurs films indiens, la réponse parait évidente. N’ayons pas peur de le dire. Aucun film indien ne peut encore être considéré comme vraiment bon. Ce que d’autres pays ont réalisé, nous l’avons tout juste tenté, et pas même toujours très honnêtement, de sorte que l’on juge nos films avec condescendance : après tout, dit-on, il ne s’agit que d’un film indien. (Ecrits sur le cinéma, page 26)



Jugement assurément sévère mais il est vrai qu’il date de 1948 et que Satyajit Ray n’était pas encore passé derrière la caméra. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts du Gange et « Pather Panchali » a été tourné. Gageons qu’aujourd’hui, s’il était encore là, Satyajit Ray aurait sans doute des propos plus amènes. A raison puisque, selon ses vœux, toute une nouvelle génération de réalisateurs indiens se sert désormais de ce qu’il appelle l’idiome contemporain, à savoir le langage cinématographique qui n’a cessé de se construire et de se développer depuis Griffith. Parmi eux Ritesh Batra dont le premier long métrage, « The Lunchbox », a été d’emblée présenté en 2013 au festival de Cannes dans le cadre de la semaine de la critique. Sept ans plus tard « le Photographe » apparait comme une nouvelle variation sur le thème du sentiment amoureux et de son éveil. Le film étant tout en nuances il mérite d’être regardé à la manière dont on déchiffrerait un palimpseste. De là trois niveaux de lectures possibles.


Le premier, le plus évident aussi, est celui qu’impose la tradition toujours vivante en Inde. Ainsi du mariage qui reste un acte religieux important tout en continuant aussi de relever de l’alliance entre deux familles. De ces unions encore majoritairement arrangées par les parents des futurs époux l’amour est donc souvent le grand absent. Rafi que met en scène Ritesh Batra est un cas un peu particulier puisqu’il est orphelin. Ce qui l’a conduit à Bombay pour essayer de rembourser les dettes de son père en gagnant sa vie comme photographe de rue. Si, selon l’adage, l’air de la ville rend libre, cela n’a pas permis cependant à Rafi de s’affranchir totalement des us et coutumes de son pays. Aussi lorsque sa grand-mère Dadi, à chacun de ses appels, insiste pour qu’il convole enfin en justes noces sans quoi elle lui trouverait elle-même sa future épouse, Rafi ne peut que se plier à cette autorité familiale encore plus forte que celle d’un père et d’une mère. Au lieu d’envoyer bouler Dadi il va tout bonnement inventer une fable à son intention. Point n’est besoin pour elle de jouer les entremetteuses au village puisqu’il a rencontré ici à Bombay la perle rare. D’ailleurs elle s’appelle Noorie. Prénom qui est celui de l’héroïne du film éponyme de Manmohan Krishna et que Rafi a spontanément emprunté. Reste toutefois à mettre un visage derrière ce prénom, alors et surtout que Dadi a annoncé sa venue pour jauger sur place cette jeune femme tant vantée par son petit-fils. Qui alors pour tenir ce rôle de fiancée modèle ? Rafi en effet ne fréquente que ses compagnons d’infortune avec lesquels il partage le même galetas. Pourtant, comme dans un conte de fées, le hasard lui permettra de retrouver dans cette grande ville de Bombay la jeune étudiante dont il a réalisé le portrait il y a peu et qui acceptera de jouer le personnage qui lui est demandé. Miloni sera donc Noorie le temps de la visite de Dadi. Paradoxalement c’est parce qu’ils vont mimer devant la vieille dame les rituels de présentation voulus par la tradition que Rafi et Miloni seront peu à peu conduits à se rapprocher alors même que cette tradition aurait dû les en empêcher ou du moins être un frein. L’un et l’autre en effet appartiennent à des castes différentes. Le premier à celle des Shudras, la seconde à celle plus élevée des Vaishyas. Appartenance qui explique notamment qu’elle poursuive des études pour devenir expert-comptable. Au mariage souhaité par Dadi pour son petit-fils répond comme en écho celui envisagé dans le même temps par les parents de Miloni. L’élu choisi pour leur fille fait bien sûr partie du même milieu qu’eux mais n’a pas d’avantage droit au chapitre que Miloni. Telle que voulue par chacune des familles une première rencontre aura bien lieu entre les jeunes gens sans apporter toutefois les résultats escomptés. Et pour cause, aucune affinité entre ces deux-là. De sorte que Miloni, habilement, persuadera ses parents de renoncer à leurs projets matrimoniaux quel que puisse être l’état d’avancement des pourparlers. Apparemment le cœur de Miloni semble être pris ailleurs.


Et c’est avec cette supposition que débute le deuxième niveau de lecture du film. Sont abandonnées ici les règles et les coutumes qui tissent les liens familiaux au profit de la singularité des personnages dont Ritesh Batra essaie de capter les désordres amoureux. Si les émotions humaines sont partout les mêmes, elles s’expriment néanmoins de façon différente selon chaque culture malgré l’uniformisation qui est désormais à l’œuvre avec la mondialisation. La profession qui donne son titre au film peut nous servir d’exemple. On se souvient sans doute de Thomas, ce photographe de mode qui dans « Blow-up » d’Antonioni va découvrir l’existence d’un crime en agrandissant au maximum les clichés pris le matin même dans un parc de Londres. Délaissons cependant l’intrigue pour s’arrêter sur les rapports entre Thomas et ses modèles. De fait, les séances de pose se transforment en véritables joutes durant lesquelles, armé de son appareil et de ses objectifs, le photographe s’approprie le corps des mannequins dans une sorte de danse souvent impudique. Le contraste est donc grand avec Rafi qui, lui, semble tellement effacé face à Miloni qu’il donne le sentiment de ne pas l’avoir vraiment photographiée. Or, on mesurera plus tard l’importance de ce moment lorsque Miloni découvrira des photos d’elle chez Rafi qu’il a conservé comme un trésor. Autrement dit une rencontre en apparence purement professionnelle mais synonyme en réalité de cristallisation amoureuse chère à Stendhal. Pour qui en douterait, il suffit de se remémorer la scène où Rafi d’habitude si placide laisse exploser sa colère en surprenant au coin d’une rue le professeur de Miloni tentant avec insistance de la séduire. Explosion de jalousie ô combien révélatrice. Comme l’est aussi la quête entreprise par Rafi pour retrouver une bouteille de Campa-Cola, cette boisson préférée de Miloni lorsqu’elle était petite fille et qui depuis des années déjà semble avoir totalement disparue des rayons. Après force recherches il parviendra à lui rapporter ce précieux breuvage semblable soudain à un élixir d’amour. Et de fait une cristallisation identique à celle de Rafi semble s’être également produite chez Miloni. Elle se manifeste cependant de manière quelque peu différente. D’abord par cette sorte de langueur qui envahit progressivement la jeune femme lui faisant perdre le goût de l’étude pour la laisser rêveuse devant son bureau. Ensuite par son intérêt subit pour la domestique de la maison qui, il est vrai, appartient à la même caste des Shudras que Rafi. A travers les multiples questions posées à la première c’est du second qu’elle essaie en réalité de se rapprocher. Attirance réciproque ? Sans nul doute. Si Ritesh Batra se plait à en décrire avec finesse la naissance, il se désintéresse par contre de son dénouement ou plutôt il laisse aux spectateurs le soin de l’imaginer.


Et cela à partir d’un troisième niveau de lecture qui renvoie à un genre cinématographique connu sous le fameux nom de Bollywood et que Satyajit Ray appelait film hindi moyen. Voici ce qu’il en disait :



Les ingrédients d’un film hindi moyen sont bien connus : couleur (Eastmancolor de préférence) ; chansons (six ou sept) par des voix connues et appréciées ; danses ( soli et ensembles) les plus échevelées possibles, mauvaise fille, fille bien, mauvais garçon, garçon bien, amour (mais pas de baisers) ; larmes, rires, combats, poursuites, mélodrame, personnages qui n’existent que dans une société imaginaire ; demeures qui n’existent que sur le plateau du studio ; emplacements : Kulu, Manali, Ooty, Kashmir, Londres, Paris, Hong-Kong, Tokyo… Qu’importe ? Voyez trois films hindi, aux moins deux d’entre eux comprendront tous les ingrédients énoncés ci-dessus. Ce qui correspond à la règle des neuf rasas classiques portée à la puissance N. Mais la ferveur et la fréquence avec lesquelles cette règle est observée semblent indiquer qu’elle est devenue une sorte de divertissement, obéissant à une série de règles précises auxquelles se livrent à la fois les producteurs et les réalisateurs, et cela dans un esprit de compétition intense et absorbant. Bien que l’enjeu soit parfois très élevé et que les pertes puissent être considérables, on ne songe jamais à mettre en cause la valeur des règles, pas plus qu'on ne songe à critiquer celles du bridge, des échecs ou du cricket.



Satyajit Ray qui s’interrogeait alors sur la possibilité d’une « nouvelle vague » indienne nous révèle ainsi en filigrane l’importance de ce cinéma bollywoodien. A la fois art et industrie, il fait partie intégrante de la vie des indiens. Aussi rien de plus naturel que par deux fois Miloni et Rafi aillent voir ensemble l’un de ces films. De même, comme on l’a déjà noté, presque instinctivement, Rafi n’hésitera pas à baptiser sa fiancée imaginaire Noorie, du nom de l’héroïne du film à succès de Manmohan Krishna. Ce dernier sera du reste nominé en 1980 pour le prix Filmfare (Filmfare Awards) du meilleur réalisateur. Comme en réponse au souhait de la grand-mère de Rafi nous est conté ici l’histoire des préparatifs joyeux du mariage de Noorie et de Yusuf. Hélas, il n’aura pas lieu car la jeune femme convoitée par le violent Bashir Khan se donnera la mort après avoir été violée par lui. Son suicide entrainera celui de Yusuf à l’endroit même où se trouve le corps sans vie de celle qui lui était promise. Mais revenons à l’autre Noorie, Miloni, et à Rafi. Si leur rencontre leur a permis de s’émanciper des pesanteurs familiales, ils semblent par contre désemparés par cette toute nouvelle liberté, un peu comme ces oiseaux sortis de leur cage qui sont gauches et patauds avant de prendre leur envol. Du coup pour deux jeunes gens qui se plaisent, ces films de Bollywood deviennent une béquille presque nécessaire en leur offrant un code du comportement amoureux. Ecoutons encore une fois Satyajit RAY :



Dans les films indiens, les scènes d’amour doivent donc se borner à présenter des mains qui se serrent, des regards chargés de désir et un dialogue inconsistant soi-disant amoureux - sans parler des duos d’amour chantés sur fond de décors supposés romantiques.



Autrement dit une voie étroite bridant paradoxalement à nouveau les sentiments mais qui va être suivie. Révélatrice en effet la scène où dans un bus Rafi prendra la main de Miloni assise à côté de lui. Après cela nada, plus rien…. Certes plusieurs jours après ils se retrouveront côte à côte dans l’intimité d’un cinéma mais malgré l’obscurité protectrice aucun baiser ne sera échangé. Et c’est peut-être pour cette raison là que Miloni quittera la salle avant la fin de la projection. Quant au film de Ritesh Batra il s’achèvera lui à ce moment-ci après que Rafi aura rejoint Miloni dans le hall d’entrée. Temps suspendu alors qui n’est pas sans résonnance avec la scène finale de Blow-up. Thomas, cet autre photographe, assiste au petit matin à une partie de tennis mimée. Se prenant au jeu il fait semblant de ramasser une balle perdue, bien sûr inexistante, et la relance vers les mimes. Quand la partie reprend, les bruits caractéristiques de la balle se font distinctement entendre tandis que Thomas disparait.


De là pour conclure cette interrogation : histoire d’amour mimée ou réels battements de cœur d’un photographe indien et de son modèle ?

Athanasius_W_
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le 25 mars 2020

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Athanasius  W.

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