Rares sont les films qui évoquent avec force le cœur même de l'Amérique, sa grandeur décatie, ses valeurs telluriques ou ses angoisses sourdes qui l'étreignent à l'aube du jour nouveau. Rares sont les films, tels que Hud, qui sondent le drame de toute une époque avec autant de sagacité que d'humilité. Prenant place quelque part entre Giant et Lonely Are the Brave, le film de Martin Ritt parle de l'Amérique des sixties, celle d'aujourd'hui, celle du libéralisme et de l'essor de la modernité, afin de mieux évoquer celle des pères, celle des pionniers ou des cow-boys, celle des westerns d'antan fleurant bon l'amitié virile et les vrais sentiments. Face à une telle démarche artistique, on peut légitimement craindre l'œuvre réactionnaire ou purement nostalgique. Mais fort heureusement il n'en sera rien, puisque Hud évite habilement les pièges les plus prévisibles et si nostalgie il y a, elle n'affecte jamais un propos bien souvent rude à l'égard de l'Homme et de sa société sans repère.

Sa tonalité singulière, mélancolique et amère, s'impose à nous dès la première séquence. Il faut voir défiler sous nos yeux ce paysage de carte postale au sein duquel deux mondes cohabitent et peinent à trouver une harmonie. Tout est là, tout est dit dès les premières secondes où la vision moderne du Texas laisse échapper une douce complainte lourde de sens : les plaines, jadis sauvages ou indomptables, sont dorénavant colonisées par les poteaux électriques et le macadam ; les chevaux, autrefois farouches et intrépides, se retrouvent sagement parqués à l'arrière de vulgaires carrioles... Le score de Bernstein nous permet alors de pleurer un hier révolu en toute discrétion, tandis que la photographie de James Wong Howe scelle un univers désenchanté, aux allures de paradis perdus : sur ces vastes plaines, au manque de relief criant, plus personne ne peut se cacher, ni les hommes ni les femmes, ni l'Amérique tout entière.

C'est bien celle-ci que Martin Ritt convoque à travers son drame en huis clos, à la composition volontairement archétypale. Car au fond, c'est la nature même du western que d'évoquer, à travers l'histoire des cow-boys ou de la conquête de l'Ouest, le destin même de l'Amérique. John Ford, notamment, s'était employé à montrer la réunion des hommes afin de célébrer l'union d'un pays. Avec The Man Who Shot Liberty Valance, il sonnait le glas de la légende en immortalisant la mise en bière du cow-boy. Ritt, quant à lui, pose sa caméra au lendemain de cet enterrement et filme l'Amérique comme une famille qui s'entre-déchire. La parabole employée est certes évidente mais elle n'en demeure pas moins éloquente.

On retrouve ainsi une société qui n'a plus de frontière à repousser ni de rêve à réaliser. L'Amérique stagne et croupit sous le soleil comme ce ranch poussiéreux qui se transforme en théâtre des désillusions et des rancœurs. Trois générations y cohabitent, trois cow-boys pour une terre fatiguée, trois mâles pour une femme désabusée. Ici, comme bien souvent, la figure féminine se confond avec celle de la terre, celle qui enfante, fait pousser les récoltes et lever les armées. Et comme bien souvent le rapport des hommes à la terre ou aux femmes sert à révéler les personnalités.

On y retrouve ainsi Homer, le patriarche, qui possède encore ses réflexes de cow-boy et croit toujours au mérite du labeur. Il est le garant des traditions, respectant la terre (exploitation raisonnée) comme les femmes (relation patron/ employée non ambiguë avec Alma). Son fils, Hud, incarne quant à lui l'Amérique d'aujourd'hui, celle qui prospère depuis que John Wayne gît six pieds sous terre : c'est l'anti-cow-boy légendaire, c'est l'anti-héros parfait, il est le représentant d'une Amérique libérale qui ne nourrit aucun scrupule à posséder et exploiter sans vergogne la terre (forage pétrolier) ou la femme (tentative de viol). Entre ces figures antagonistes, se trouve Lon, la nouvelle génération, qui cherche à se construire entre le romantisme désuet du grand-père et le cynisme brutale de l'oncle.

Plutôt que de prendre clairement position, Ritt préfère interpeller son spectateur : s'appuyant sur un scénario habile, il nous laisse voir les dysfonctionnements du ranch (les attitudes divergentes face à la fièvre aphteuse et la mort programmée d'une vie traditionnelle) afin de mieux évoquer les dilemmes de tout un pays (choix entre capitalisme agricole et industriel, poids de la morale protestante, etc.). Plutôt que de prendre parti, il invite son spectateur à réfléchir sur cette question, simple et cruelle, énoncée par Homer : " Comment un homme comme moi peut-il avoir un fils comme toi ? ".

Ou, autrement dit, l'Amérique des pères, agricole et puritaine, est-elle condamnée à laisser sa place à une société cupide et cynique ? Hud symbolise alors le danger qui guette l'Amérique de demain, tant son emprise sur la jeune génération (Lon) est réelle. Et même si, reconnaissons le, le symbolisme est un peu trop appuyé, Ritt a le mérite d'étayer son propos avec finesse.

On appréciera ainsi ce refus de toute surenchère qui se traduit par une illustration cinématographique sobre et efficace : par un simple enchaînement des séquences, on prend la pleine mesure du caractère nocif du personnage : on passe ainsi de la banale désinvolture (scène introductive), à la figure du coureur de jupons (la scène du bar) avant de prendre la pleine mesure de son comportement immoral (la tentative de viol). De la même manière, Ritt évite le manichéisme en brossant un portrait psychologique plus subtil qu'il n'y paraît : si le comportement de Hud est évidemment fustigé, le père n'est pas exempté de tout reproche pour autant. Au fur et à mesure que les zones d'ombre du passé se dévoilent (la mort du frère), on perçoit en Hud le fils tourmenté et mal-aimé qu'il est. Là aussi, c'est sobrement que les conflits internes se manifestent : les silences expriment la honte et le regret (superbe scène où Homer fait face à son fils, ivre, au seuil de sa chambre) ; quant au jeu sur les perspectives, il évoque l'inexorable chute des êtres.

Évidemment la réussite du film doit beaucoup aux talents de ses acteurs, Newman offre une bonne performance, à mi-chemin entre James Dean (Giant) et Marlon Brandon (A Streetcar Named Desire), Melvyn Douglas compose avec retenu la figure du mythe vieillissant, quant à Patricia Neal, elle impressionne véritablement dans son rôle de femme aux visages contrastés (à la fois mère, sœur et objet de désir).

Suivant le cheminement psychologique des œuvres de Tenessee Williams, sans toutefois parvenir à en égaler la complexité, Hud marque les esprits avant tout par son pouvoir de suggestion. Suggestion des conflits moraux qui apparaissent subtilement à l'écran à travers la question des valeurs. Suggestion des angoisses de mort, liées à la fin d'une époque ou d'une façon de vivre, symbolisées par l'épidémie de fièvre aphteuse (dont la mémorable scène de l'abattage constituera l'acmé). Seulement, le grand mérite du film est également de ne pas sombrer dans la pure amertume comme le déroulement de l'intrigue pourrait le laisser supposer : l'évolution des mœurs apparaît inévitable et s'inscrit en douceur à l'écran avec ces objets modernes qui se fondent dans l'univers rétro du ranch. Le monde moderne n'est pas l'ennemi, tout comme l'héritage du passé n'est pas forcément un poids pour l'individu. Ritt nous rappelle alors que l'avenir ne s'écrit pas en reniant le passé et espère la réconciliation familiale afin que subsiste une certaine idée de l'Amérique, une image digne du cinoche d'autrefois qui voyait les générations s'unir au son de My Darling Clementine.

Procol-Harum
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le 18 juil. 2022

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