Il y a, cachée au cœur de la pureté qui caractérise Les Émigrants, une poésie primitive qui se faufile entre les images et sonde la physionomie labyrinthique de la nature, proposant dans une dynamique comparative de mettre en relation la force humaine à celle, imprévisible, des territoires naturels. Pour Jan Troell, les images qu’il échafaude sont perpétuellement doubles. Ainsi, les processions de plans somptueux dégagent à la fois la beauté de l’osmose entre corps humain et corps terrestre, et l’impossible union des existences orthonormées d’une famille avec l’irrégularité des aléas de leur environnement. Tout en encapsulant l’harmonie, elles suggèrent l’imminence du déséquilibre, la rupture à venir de l’ordre qui assure la conjugaison du contenu et du contenant.


Sur ce monde qu’ils prétendent avoir apprivoisés, les seigneurs du pouvoir moral – qu’identifie précisément par des cartons extradiégétiques le réalisateur – répandent leur absurde logique d’asservissement et écrasent les volontés d’autonomie des cellules rurales. L’autarcie est une ilusion que projette alors l’Amérique du Nord, distributrice de rêves embouteillés qui parcourent le monde, grappillant les détresses humaines des quatre coins du monde. Mais, dans l’optique de s’intégrer à la pensée des groupes fermiers suédois de plus en plus durement éprouvés par l’aridité de leurs terres, ces idées doivent d’abord surgir d’un profond désarroi collectif qui s’incarne dans une perte graduelle de foi religieuse. Trois perspectives vont ainsi être brossées pêle-mêle au sein de cette sinueuse exploration des tréfonds spirituels de l’âme humaine : la nature en tant que berceau de l’humanité, l’opacité violente des systèmes sociaux, et la piété ébranlée par les mouvements conjoints de la nature et de l’humanité.


Il est inenvisageable de décrire les inextricables liaisons des individus et de leurs milieux – que tricote savamment Jan Troell – sans, en guise de préambule, détailler le traitement visuel, indissociable du propos. Si Les Émigrants proclame, dès les premières images, et ce, jusqu’à sa fermeture, les vertus du ressourcement terrestre, c’est par sa délicate grammaire cinématographique qu’il les concrétise. Anatomisée, la routine de la famille Nilsson – autour de laquelle gravite la narration – déroule les gestes répétés qui participent de la communion environnementale; cérémonieusement, la caméra capte les errances corporelles des protagonistes qui travaillent ardemment le sol, domptant parcelle après parcelle. Les espaces, déliés des contraintes mécaniques d’un progrès encore à venir – déjà présent chez les colonies nord-américaines –, offrent des atmosphères fertiles à l’incessante expérimentation formelle conduite par le metteur en scène. Les transitions recourant à la similitude colorimétrique des plans juxtaposés, les travellings optiques variant brusquement les valeurs de plans ainsi que la manipulation des zones de netteté et d’imprécision visuelles contribuent à l’alternance stylistique qui tour à tour isole et réinsère dans le paysage les corps humains. Ces corps, Troell parvient, méticuleusement, à encapsuler leur texture, cartographiant leurs imperfections et auscultant leur granularité, procédant à la manière d’un paysagiste, explorant patiemment les détours des silhouettes et des visages humains. En bout de ligne, la singulière esthétique provoque un précieux enchantement que parachèvent les progressions mélodiques de la bande originale, matérialisant les apparences féériques des tableaux dressés, achevées précocement par les airs anxiogènes futurs.


Syncopée, la séquence résumant l’arrivée de la famille Nilsson en Amérique, mise en relation avec les images qui l’environnent, consiste en une brutale anomalie qui officie une rupture de ton franche. Bref et à la cadence irrégulière, le montage parachute les personnages au cœur d’un univers hostile, caractérisé par un enchaînement de distensions sonores. Les inflexibles volontés des protagonistes, entretenues par la promesse d’un émerveillement imminent, sont impitoyablement broyées par le décor maladif et déstructuré de l’urbanité étasunienne. Les raisons qui, en premier lieu, généraient la fuite familiale reposaient sur deux ambitions simples. L’une est donnée par la situation monétaire aggravante des paysans suédois, l’autre par les chimériques visions d’un idéal agricole à découvrir en Amérique. L’exploit de la scène réside de fait dans l’adroite césure de la continuité stylistique et émotionnelle; le récit, échafaudé autour des espérances collectives, s’effondre au contact du nouveau monde qui déshabille les atours factices de la société nord-américaine. Pire, c’est la constatation par les émigrants de la similarité des systèmes suédois et étasuniens – Kristina, qu’interprète merveilleusement Liv Ullmann, s’étonne, par exemple, de la stricte hiérarchie sociale mise en exergue par la topographie du navire. En haut, les aisés, profitant de la croisière; en bas, les pauvres ou les étrangers, que le choléra décime et que les conditions affament. Étriqués par le tumulte urbain, ils endurent un violent dépaysement qui remet en question l’intégralité de la démarche entamée. L’espoir va decrescendo; la détresse gronde, sourde et vicieuse, étayée par une volte-face esthétique qui déploie des tonalités antithétiques au style précédemment employé. C’est l’apex de l’anti-contemplation : les images se chevauchent abruptement, exacerbées par un montage sonore anxiogène, et conçoivent une valse cauchemardesque. À l’Arche de Noé parabolique que représente le microcosme suédois en partance – qui, dans sa traversée, assure métaphoriquement la survie culturelle de leur peuple –, le nouveau continent réserve un accueil froid, aussi vide de compassion que l’étaient les administrateurs des terres suédoises. Impénétrables, les terres industrialisées de l’Amérique refluent les nouveaux arrivants vers ses confins géographiques, vers les lieux austères où le sol est encore à défricher et les blés à semer. C’est que les fermiers émigrés ont dû, dans l’optique de se relocaliser, déraciner leurs liens et leurs ronces identitaires; il faut ainsi, pour faire renaître leur culture, que soient enracinées à nouveau les germes de leurs êtres.


Ce que prouve Troell avec Les Émigrants, c’est sa parfaite connaissance de la transmission et de la réception d’images; il infuse par des formules esthétiques les idées charnières qu’il cherche à émettre. L’image épouse ainsi le moule des thématiques qu’elle dresse; le langage stylistique impose une vision du monde particulière, et la fait se mouvoir entre les jointures du scénario. On y lit de superbes constats, que manipule gracieusement le metteur en scène, jouant du montage, des effets rythmiques, des valeurs de plan, des cadrages et d’une foule d’autres détails infimes. Jan Troell prêche en recourant à sa dynamique visuelle. Il suffit de remarquer avec quelle adresse est mis en place le contexte sociologique du récit, et comment son installation, dès les premières images, occupera un rôle déterminant dans l’évolution de la quête des personnages. Un prêtre qui s’époumone, saisi par une suite de plans débullés aux angles exagérés; une foule qui se plie face à la tutelle autoritaire du corps religieux : deux visions qui, dans leur collision, génèrent un même concept, central au développement scénaristique, la scission entre peuple et autorité.


De fait, la foi se balance lourdement, elle oscille d’un point à l’autre. Ses deux extrémités sont représentées d’un côté par le fanatisme – qu’exigent les autorités morales et religieuses –, de l’autre par le paganisme, par la croyance déliée. Entre les deux, se plante l’indécision. Indécision qui fait redoubler une foi de plus en plus désespérée – c’est le cas du personnage de Liv Ullmann, se noyant dans la piété afin de faire disparaître les problèmes matériels –, et indécision qui conduit à la négation divine – c’est l’attitude qu’adopte progressivement le personnage de Max Von Sydow. Le joug froid et implacable de la domination religieuse connu du spectateur, le récit enclenche un terrible dilemme familial qui se répand de façon macrocosmique au cœur de la communauté fermière suédoise. Surmonté des revendications d’une jeunesse impétueuse cherchant à s’émanciper du cadre despotique dans lequel elle évolue, le doute s’infiltre dans les fissures idéologiques de la société. Ce devient une nécessité que montre habilement, en évitant tout manichéisme, le metteur en scène, changeant la fuite de la réalité qu’officient les personnages en véritable poursuite d’idéaux nouveaux.


À la manière d’un leitmotiv, les images d’une balançoire, captées au gré de travellings optiques agités, reproduisent le mouvement balancier des trajectoires individuelles de ces pionniers agricoles. Tout comme cette balançoire, leurs vies oscillent, inquiètes, au fait de leur déséquilibre. Cinéaste du regard et de l’analogie visuelle, Troell conclut ainsi son éprouvante descente au cœur des abysses sociaux de l’humanité par les images allégoriques d’une nuée d’oiseaux migrateurs. Parallèle évident, il marque le dénouement de la quête et met fin chez les personnages aux vagues de désespoir profond auxquelles ces derniers semblèrent souvent prêts à succomber. Ultime ressourcement qui prépare les assises des problématiques futures, implicites à la résolution heureuse du nœud narratif. C’est que Troell entretient déjà l’ambition d’édifier une suite aux Émigrants; elle s’intitulera Le Nouveau Monde.


mile-Frve
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le 24 mai 2022

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Émile Frève

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