Après avoir questionné le spectateur sur l’idée qu’il se faisait d’une frontière morale (où se situe le bien, le mal, la monstruosité ?), en adoptant le point de vue du « monstre » dans Border (2017), Ali Abbasi récidive avec Les nuits de Mashhad en adoptant le point de vue d’un monstre bien réel, celui de L’Araignée, le tueur de la ville sainte, afin de questionner la frontière morale telle qu’elle est perçue en Iran (où se situe le respect du religieux, le début de la misogynie, de la monstruosité ?). Une démarche artistique audacieuse qui serait réussie sans ces élans démonstratifs aveuglants et ce voyeurisme malsain qui finissent par nous faire détourner les yeux de l’essentiel...


L’essentiel, c’est surtout ce que révèle ce fait divers survenu entre 2001 et 2002 en Iran, lorsque l’auteur d’une série de féminicides fut considéré comme un héros par une partie de l’opinion publique et des médias conservateurs. Selon eux, Saeed, citoyen au-dessus de tout soupçon, ne faisait qu’accomplir son devoir religieux en débarrassant la ville de femmes « impures ». Pour comprendre une telle misogynie, il faut faire preuve de clairvoyance et de discernement concernant ses éventuelles causes (religion, politique, culture...), il faut éviter le sensationnel et le tape à l’œil pour que le point de vue cinématographique qui en découle soit réflexif et pertinent.


Or, c’est bien la mécanique de la surenchère qui saute aux yeux dès les premiers instants. Surenchère dans le sordide, avec cette façon outrancière d’imager la prostituée, faisant basculer la recherche de réalisme cru vers un voyeurisme douteux (fellation, visage suffocant...). Surenchère dans le démonstratif également, avec cette manière obsédante de surligner son propos, grossissant jusqu’à la caricature la déshumanisation subie par la prostituée (gros plans accentuant la déchéance du corps, montage insistant sur la disgrâce sociale : la jeune mère de famille se transforme, en quelques instants, en paumée, droguée, objet sexuel...). Surenchère aussi dans l’esbrouffe visuelle, avec une esthétique citant lourdement le Zodiac de David Fincher : glissement à l’identique du prédateur à la vue de son immense terrain de jeu, musique envahissante, graphie très hollywoodienne du titre à l’écran...


Basé sur le modèle du thriller, Les Nuits de Mashhad aura l’habileté de ne pas jouer la carte du whodunit (le suspens lié à l’identité du criminel est rapidement éventé) ou de rejouer le vieux mythe de Jack l’Éventreur, pour prendre le parti d’une narration qui se veut réflexive. Deux arcs narratifs vont se succéder, opposant deux points de vue diamétralement opposés (celui du tueur et de la journaliste, de l’homme et de la femme...), afin de confronter la société iranienne à ses failles et ses contradictions. Et reconnaissons que le film vise juste parfois, en faisant notamment le contraste entre la pureté spirituelle revendiquée par Saeed et la salissure entachant son comportement (acte violent, barbare, plaisir à tuer...). Seulement, la narration est bien trop chaotique ou maladroite pour pouvoir prétendre à une quelconque efficience. La partie consacrée au tueur, par exemple, est vite perçue comme étant prépondérante, que ce soit en termes d’écriture, de complexité et de temps à l’écran, imposant symboliquement son point de vue. Celui de la journaliste, négligé dans un premier temps avant de s’absenter étrangement de l’écran, s’apparente à un simple prétexte scénaristique pour évoquer - dans des scènes convenues et très sommaires - la condition des femmes en Iran. Son enquête, par ailleurs, n’est en rien exaltante puisqu’elle se résume à du déjà-vu poussif et des clichés réchauffés.


Mais à ce problème narratif s’en ajoute un autre bien plus épineux, qui est celui du regard cinématographique que le cinéaste nous impose. Sa représentation de la violence pose question, au point que l’on peut y voir une forme de complaisance. Les meurtres sont filmés plusieurs fois, avec des plans s'attardant sur les visages agonisants, avec une attention indécente au macabre (les yeux exorbités, le râle agonique...), pour un résultat qui laisse pantois : s’attarder sur un meurtre, filmer frontalement la violence doit avoir du sens. Cela doit nourrir un véritable point de vue cinématographique, pertinent bien évidemment. Ici, ce n’est pas le cas tant le réalisateur semble incapable de prendre du recul sur ce qu’il filme. Lorsqu'il veut évoquer la déraison de son personnage, il se vautre dans le ridicule le plus total en faisant parler un cadavre. La scène ne fonctionne pas pour cette raison précisément : l’humour noir ne prend pas, contrairement à l’indécence malheureusement. Le même cas de figure arrive lorsqu’il sort les gros sabots pour esquisser la psychologie de son personnage, le réduisant à un pervers prenant son pied en reluquant le pied d’un cadavre. Des cadavres qui semblent parfois être l’objet d’une véritable attention esthétique, dans des plans où le beau se marie étrangement avec la mort ou la violence. C'est à se demander même si Ali Abassi ne se complaît pas dans ce qu’il entend dénoncer.


Bien sûr, dans sa dernière partie le film va privilégier clairement les axes de réflexion : le procès de Saeed a lieu, et il va servir à questionner cette opinion publique qui prend fait et cause pour lui. Un angle susceptible d’être passionnant mais que le film peine à exploiter à cause, une nouvelle fois, de sa narration cahoteuse : les pistes de lectures se multiplient (le renversement des valeurs morales, la folie du personnage, etc.), tout comme les points de vue narratifs (on s’attarde soudainement sur des personnages secondaires, comme la femme et le fils du tueur). Tout cela forme au final un ensemble un peu confus et terriblement superficiel. Dommage car le drame de ses femmes, soumises à un tel système patriarcal, méritait un tout autre traitement.

Procol-Harum
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le 16 juil. 2022

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