L'amour offre à l'autre la quiétude, et bâtit un paradis dans le désespoir de l'enfer.
William Blake.
C'est avec son goût immodéré pour les histoires humaines - vous savez ces petites histoires qui s'écrivent à l'ombre de la grande – que John Ford décide d'évoquer le lendemain de la guerre. La Grande Guerre, celle de 14/18, celle qui changea considérablement le monde, marquant intensément les nations et posa les jalons de la géopolitique de demain. Cela fait déjà dix ans que celle-ci est finie, dix ans que l'armistice fut signé, dix ans que les canons se sont tus, dix ans que les perdants d'hier attendent pour prendre leur revanche... Voilà, c'est dans ce monde en perpétuel changement, dans ce monde où le calme précède toujours la tempête, que John Ford décide de célébrer à sa façon cet anniversaire hors du commun. Ainsi, avec Four Sons, il parle plus des ravages de la guerre que de la guerre elle-même, écartant tout manichéisme ou discours patriotique, pour rendre hommage à tous ces hommes qui sont tombés, quels que soient leurs camps, afin de célébrer les seules choses qui trouvent grâces à ses yeux, à savoir l'homme et ses racines, sa terre et sa famille.
Le film s'ouvre donc fort logiquement sur un anniversaire, celui de Mme Bernle, une brave mère de famille typiquement fordienne, qui est tenue ici avec brio par Margaret Mann. Mais cet anniversaire n'est pas anodin car il correspond à la dernière année de "l'ancien monde", comme le souligne l'un des intertitres, c'est-à-dire celui qui va prendre fin à l'arrivée de la guerre. On découvre alors un univers incroyablement idyllique, où la nature est belle et les gens sont radieux... Bien sûr, on n'échappe pas à la caricature mais, là où un réalisateur lambda aurait fait sombrer le film dans la mièvrerie, Ford, lui, assume ses excès et nous expose son propos avec une justesse de ton particulièrement déconcertante. Il filme donc, avec beaucoup de bienveillance, ce pays de l'insouciance en nous esquissant une Bavière bucolique, calme, apaisante et bercée d'une douce lumière. À travers une petite série de saynètes, délicieusement naïves et cocasses, on découvre toute une pléiade de personnages pittoresques et attachants. Que ce soit le facteur, avec son allure bonhomme et joviale, ou l'enseignant, attentionné et proche de ses congénères, ils sont tous peints avec une grande tendresse par un Ford magnifiquement inspiré.
Seulement de ce monde de l'insouciance, nous n'en goutterons pas davantage. Le fils aîné de Mme Bernle se prend une gifle de la part d'un militaire zélé et c'est toute une région qui sort brusquement de sa torpeur : la guerre est en marche et rien ne sera plus jamais comme avant ! Ford ne va pas s'attarder sur le conflit armé et va nous l'expédier en quelques séquences bien senties, qui sont un modèle de narration. Il emprunte à Murnau quelques éléments de décor de son Sunrise, juste le temps pour lui de nous exposer la vision presque irréelle d'une campagne française perdue dans la brume, renforçant ainsi l'impression de cauchemar éveillé. Sa caméra, étonnamment mobile, cherche à capter, au milieu de la nuit, un visage ou un regard pour débusquer sans doute un peu d'espérance... il ne trouvera finalement, après un impressionnant travelling, que le terrible spectacle de deux frères qui vont mourir pour leur pays. La scène est choc, nous bouleverse et nous retourne les tripes. Heureusement Ford à le bon goût de ne pas s’apitoyer.
Notre homme, au contraire, préfère la finesse de l'évocation pour véhiculer les émotions : ainsi notre gentil facteur du début, celui qui était chargé d'apporter les bonnes nouvelles à la population, devient symboliquement le "porteur de mort". La vision de cet homme avec sa lettre cerclée de noir remplace tout discours et suffit à nous signifier que le malheur va encore frapper une famille. Ford multiplie ainsi les petites trouvailles visuelles, en jouant sur les jeux d'ombre ou sur les postures de ses personnages, pour nous montrer, avec le plus de pudeur possible, le vrai visage de la guerre...
Le seul bémol, éventuellement, concerne la dernière partie de Four Sons avec la vision de ce monde de l'après-guerre, où l'Amérique devient la terre de tous les espoirs. Outre le propos un peu simpliste, le film s'étire inutilement en nous montrant les péripéties de Mme Bernle dans une contrée où elle ne parle pas la langue. Tout cela semble assez superflu et on retiendra surtout la vision de ce dernier anniversaire, le premier du nouveau monde, qui nous montre la joie contenue d'une famille enfin recomposée. La fête a eu lieu (le gâteau est entamé, les bouteilles sont vides...) mais rien n'a été célébré, par respect sans doute envers ceux qui ne sont plus là. Ford clôt ainsi son film sur la perte de l'innocence avec une image aussi sobre qu'émouvante, véhiculant un superbe message d'espoir auquel on ne demande qu'à souscrire.