Tout récit procède le plus souvent par immersion : il s’agit, pour le créateur, de parvenir à restituer une atmosphère, une tonalité, une vibration propre à un milieu, la dynamique née de la rencontre de personnages à l’identité bien trempée.


La singularité du film des frères Safdie réside dans cette capacité à nous plonger dans le quotidien le plus prosaïque des junkies new-yorkais. L’ambition est clairement documentaire, et l’atmosphère en question est celle de l’inconfort. Il s’agira de faire ressentir au spectateur le froid, la fébrilité du manque, l’ennui, le désespoir et les vaines utopies qu’on peut formuler sous l’emprise des paradis artificiels, dans la lignée du fondateur Panique à Needle Park.


En résulte un film abrasif, de ceux qui ne magnifient pas la toxicomanie ou la bohème des marginaux. Les mains tremblent, la caméra embarquée subit les mêmes à-coups que les personnages qui se cognent aux murs, aux autres, à leurs frustrations. Le langage, plus que tout autre, est le champ le plus exposé du désastre : on parle pour ne rien dire, pour combler le silence du maque, du froid, du désœuvrement et de l’absence de toute perspective. Un grand nombre de séquences fonctionnent ainsi comme des parpaings bruts d’une authenticité amère : on ne fait rien d’autre que passer le temps, et la conviction avec laquelle on déblatère n’a d’égale que l’inanité des propos.


Les réalisateurs font subir le même traitement à la romance : certes, les moments d’euphorie permettent quelques incursions de la poésie, un téléphone envoyé vers le ciel se transformant en gerbe de feu d’artifice ; mais les épiphanies sont de courte durée, et de fragiles contrepoints à tout ce que peut générer de plus âpre les ravages de la passion amoureuse. Théâtre de la cruauté (la séquence d’ouverture, à ce titre, avec un chantage au suicide qui finit par se retourner contre son instigatrice, est particulièrement frappante) rarement sublimé par un pathos lyrique, le couple se résume à deux victimes meurtries et dont l’union semble surtout approfondir les plaies.


Le grain vidéo, la mise en scène délibérément amateur, le jeu incandescent des comédiens (dont la prestation impressionnante de Caleb Landry Jones, qui d’Antiviral au récent Get Out a montré avec talent l’étendue de son registre), sous la tension d’une musique électro constante d’Ariel Pink servent à merveille la partition mumblecore.


Le dénouement, qui emprunte beaucoup à Macadam Cowboy dans son idéal d’une fuite en bus vers la Floride, ne fait que renforcer la démonstration : on parlait pour ne rien dire, on se sevrait avant de replonger, on prend la route pour mieux revenir au point de départ.


Et les conversations de reprendre : Mad Love in New York, ou la capacité à sonder l’intense tragédie du sur-place.

Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 20 mai 2017

Critique lue 1.2K fois

34 j'aime

3 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

34
3

D'autres avis sur Mad Love in New York

Mad Love in New York
Antofisherb
7

Pariamérica

C'est curieux que j'ai eu l'occasion de voir Paria de Nicolas Kloz très récemment, tant Heaven Knows What des frères Safdie (dont j'avais entendu parler il y a longtemps sans jamais prendre...

le 11 juin 2015

11 j'aime

5

Mad Love in New York
JanosValuska
7

Les dieux de la rue

Les frères Safdie sont surprenants. Après la révélation que constitua Lenny and the kids, tous les curseurs semblaient les déloger de la scène mumblecore pour les voir faire de l’indé plus classique,...

le 24 oct. 2017

5 j'aime

Mad Love in New York
carlabernini
6

MAD LOVE IN NEW YORK, Ben et Joshua Safdie

Mad Love in New York ( Heaven Knows What pour le titre américain bien plus mystique d’ailleurs),est le genre de film que l’on doit à une rencontre, à un imprévu. Ben et Josha Safdie n’auraient pas...

le 26 févr. 2016

4 j'aime

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

765 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

700 j'aime

50

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53