« Elle est loin l’époque où Christopher Nolan suait sang et eau pour boucler la distribution de Memento, mindfuck kaléidoscopique et ténébreux, soucieux de rendre aléatoires les concepts du temps et de la réalité, devenus taillables et corvéables à la faveur d’un montage sophistiqué. Auréolé d’une réputation flatteuse, le cinéaste britannique a su appâter les studios sans se compromettre, en pilotant des blockbusters cérébraux, très personnels et hantés par des obsessions tenaces – les distorsions temporelles, les illusions et faux-semblants, la culpabilité, la perte d’un être cher… Chez lui, le déferlement des moyens s’inféode à l’exigence du résultat, parfait compromis entre l’auteur et le faiseur, deux figures qui cohabitent sans se parasiter. Ardent défenseur de la pellicule, au même titre que Paul Thomas Anderson ou Quentin Tarantino, Christopher Nolan se refuse obstinément à recourir aux effets numériques, préférant anéantir un hôpital désaffecté ou faire virevolter un trois-tonnes plutôt que se plier aux fonds verts. Même Inception ne les emploie qu’à dose homéopathique, malgré une vaste mosaïque de plans renversants. » - Introduction de ma critique d'Interstellar.


Le texte épinglé en préambule permet non seulement de reconsidérer le chemin parcouru par Christopher Nolan, réalisateur estimé de la trilogie du Dark Knight, mais surtout d'appréhender Memento, son deuxième long métrage, sous l'angle de la préfiguration. Le film s'est dans un premier temps distingué par un double montage sophistiqué, laissant libre cours à deux arches narratives aux caractéristiques et temporalités disjointes : noir et blanc contre couleurs, mais surtout ordre chronologique naturel contre segments narratifs éclatés et temporellement inversés. Cette fabrication astucieuse a longtemps fait la réputation de Memento, avant même que l'on ne prenne conscience de la nature normative de l'oeuvre, qui annonce des pans entiers de l'univers nolanesque.


L'extrait préambulaire identifie un certain liant dans la filmographie de Christopher Nolan : les distorsions temporelles, les illusions et faux-semblants, la culpabilité, la perte d’un être cher... Ces attributs et sujets peuplent depuis toujours le cinéma du réalisateur britannique et tous se retrouvent à des degrés divers dans Memento. Les distorsions temporelles, évidentes, découlent directement du double montage et de la chronologie inversée. Les illusions et faux-semblants renvoient à la mort de Teddy et à la manière dont elle fut programmée pour échapper à une réalité déplaisante. Le sentiment de culpabilité donne lieu à une spectaculaire fuite en avant mémorielle, où il s'agit d'exercer une vengeance fallacieuse au lieu d'endosser ses propres responsabilités. Enfin, comme souvent, la perte d'un être cher concerne la femme d'un personnage principal (pensez à Inception, The Dark Knight, Interstellar, Le Prestige...). Ce deuil inconsolable sous-tend tout Memento, puisque Leonard (Guy Pearce), héros torturé et diminué (une similitude avec Insomnia, Le Prestige ou The Dark Knight Rises), s'échine à venger la mort de sa femme et ne vit qu'à cette fin. C'est un homme à la dérive et aux repères à jamais brouillés, figure récurrente dans le cinéma nolanesque.


À cela, il convient d'ajouter un sens tortueux de la narration, dont Christopher Nolan est apparemment friand. Ainsi, le labyrinthe mémoriel au coeur de Memento, dû à l'amnésie de Leonard, qui vit selon une série de notes, de fiches et de tatouages, trouve une sorte d'équivalence dans les rêves enchevêtrés d'Inception ou dans la narration feuilletonesque du Prestige ou des épisodes de Batman. Memento nous propose en outre de partir d'une situation finale et de remonter le temps pour en connaître les tenants et aboutissants. Ce même principe irriguera Le Prestige, dans lequel le spectateur est appelé à sonder la rivalité entre deux magiciens. Le thème de la vengeance pourrait également lier les deux oeuvres et se niche par ailleurs dans les deuxième et ultime volets du Dark Knight.


Plus généralement, et pour sortir d'un cadre strictement comparatif, Memento semble placer le spectateur face à une interrogation traduite de la sorte dans le film : « Comment peut-on lire un bouquin dont on connaît la fin ? » La question de Leonard confronte le public à son propre rôle et contribue à donner sa juste mesure au cheminement, une variable essentielle aux conteurs de toutes sortes, qu'ils oeuvrent au cinéma ou dans la littérature. Non content de questionner le spectateur, Christopher Nolan prend généreusement appui sur son regard. La chronologie inversée n'a en effet rien de gratuit ; elle contribue à travailler le point de vue du public, à le rapprocher, par déficit d'information, de l'état déficient du héros. Comme Leonard, le spectateur se trouve dépourvu de repères, en quête de sens, potentiellement leurré par des certitudes à géométrie variable. Mais peut-être Memento cherche-t-il avant tout à nous éveiller à une autre problématique, plus philosophique celle-là : jusqu'à quel point l'identité peut-elle être assujettie à la mémoire ?


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le 25 avr. 2017

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