Ouverture : noir et blanc où prédominent les gris, à la fois tranchants et satinés. Précis comme ceux d'un photographe de guerre. On voit des soldats américains sur une route de campagne. Tout autour les balles sifflent, l'une d'elles transperce une pancarte au graphisme bd sur laquelle on lit : "Trinken Verboten !". Fin du combat. L'un des deux soldats dit à l'autre : "- Verboten ça veut dire interdit". Là-dessus générique début : sur fond de romance sinatresque à deux balles on voit se succéder, comme autant de cartes postales, des images de ville transformée en scène de combat.

Ce mélange détonnant imprime d'emblée une petite note d'ironie un rien cruelle qui annonce le propos du film, puisqu'il s'agit de romance et de guerre. Mais en jouant sur la corde qui intéresse Fuller, celle de la violence et de l'ambiguïté des rapports humains. Tout est résumé dans ce plan où le sergent Brent/James Best après avoir tué un soldat allemand dans le dos (ce dernier s'apprêtait à le tuer en traître) s'écroule, blessé, devant Helga/Susan Cummings. Son bras, entraîné par la chute, heurte la couverture d'un livre ouvert en deux sur laquelle nous lisons : "Adolf Hitler". Décryptage : parvenu au terme de sa mission le valeureux soldat peut céder au sommeil de l'oubli et s'abandonner aux soins prodigués par la main d'une fräulein reconnaissante. Hélas, il ignore que le mal, s'il est éliminé physiquement, s'est infiltré dans les moindres recoins de l'espace même le plus intime. Le job est donc loin d'être terminé.

Helga accepte d'épouser Brent mais l'aime-t-elle sincèrement ou cherche-t-elle seulement à survire (recruté dans le service de rationnement, il est "sa mine d'or") ? Il aura reçu, un peu plus tôt, cet avertissement au ton prophétique (de la part d'un sergent à cigare : tiens...) : "Méfie-toi. Fräulein c'est Verboten". Le mot devient un leitmotiv, son apparition scande le film au gré des émotions dont il est tour à tour investi. Ainsi : la scène de l'émeute au cours de laquelle Brent se fait tabasser. On voit "Food is Verboten" sur une pancarte pour signifier que les américains sont la cause de la famine. Brent, debout sur le capot d'une jeep, s'adresse à la foule : "Libérateurs ? On n'est pas venus pour vous libérer mais pour vous conquérir. Ne l'oubliez jamais !". Réponse d'un Allemand : "Va brûler en enfer, sale américain !".

Fuller décrit avec son souci de véracité et d'exactitude journalistique ce moment de la fin de la guerre, le moins intéressant n'étant pas la façon de dépeindre le "libérateur" américain (autant dire : sans concession). Au cœur des rapports entre américains et allemands, nourris d'une ambiguïté et d'une violence extraordinaires, le mensonge et la traîtrise personnifiés par un groupuscule de la résistance nazie ("werwolf") dont les membres travaillent le jour aux côtés des américains et la nuit accomplissent leurs actions de sabotage.

Le film prend un tournant au moment du procès de Nuremberg : Helga y accompagne son jeune frère, tombé sous la coupe des werwolf. Un documentaire leur montre la réalité des crimes et de la barbarie nazis. Images dont l'horreur se reflète sur le visage déformé du garçon. Lorsqu'il craque, sa sœur lui relève la tête : "Regarde Franz, c'est quelque chose qu'on devrait tous voir."

Si les images documentaires jouent un rôle important, en particulier lors de cette séquence, elles participent à la "bipolarité" du film. C'est comme si l'instabilité dans le portrait "psychologique" qu'il dresse touchait aussi sa fabrication : le film est en effet un film de studio... fauché (c'est le dernier produit par la RKO et ça se sent) et ce qu'il ne peut pas se payer (extérieurs, accessoires, figurants, sans compter les véhicules et armes) il le remplace par des images d'archive. Du coup il prend un côté oppressant : l'insertion d'images "du réel" favorise une perception du régime artificiel des images de studio, ce qui crée une résonance dans les thèmes que le film cherche à porter. On oublie donc l'impression de pauvreté pour se concentrer sur la violence (psychologique) intensifiée par cet antagonisme des images, un peu comme si le réel et la vérité revenaient faire pression sur l'aveuglement et les mensonges des hommes.
Artobal
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le 17 oct. 2022

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le 21 févr. 2011

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Artobal

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