Vous connaissez peut-être Jean-Jacques Beineix comme réalisateur de 37.2 le Matin et Diva. Que je n’ai pas vu, mais je connais au moins la musique du premier. En 1993, il passe 3 mois au Japon pour monter un documentaire sur les otaku, sujet d’avant-garde puisque le mot « otaku » devait alors n’être connu en France que de quelques initiés. C’est ensuite dans l’émission Envoyé Spécial que le résultat, réduit à 1h30 (contre près de 3h pour le montage d’origine), sera diffusé.
Comme les méthodes de l’émission n’ont semble-t-il pas changé depuis (en témoigne leur reportage sur les « adulescents »), le résultat s’approche dangereusement de la maison des horreurs, et ses intervenants de phénomènes de foire. Le reportage provoque l’ire des premiers passionnés d’animation et de manga de l’Hexagone, et la peur de leurs parents. La jaquette du DVD, qui montre une jeune Japonaise alliant maquillage outrancier et uniforme SS (photo prise lors du Comiket de l’été ’93) annonce la couleur.
Pourtant, j’ignore si cela vient de l’âge du documentaire, ou de du fait de l’avoir vu dans son montage complet, mais je trouve qu’il y a des éléments à retenir de cet exercice.

Le début de Otaku donne le ton pour la suite, puisque le réalisateur s’arrête sur de jeunes artistes exécutant une performance à Shinjuku ; nous apprendrons plus tard qu’il s’agissait du collectif Tokyo Gagaga, et que le mec bizarre en slip n’est autre que Sion Sono, futur réalisateur de Suicide Club. Et encore, ce n’est que parce que j’ai cherché sur internet que j’ai appris qu’il s’agissait d’une performance, et non d’une simple manifestation ; le réalisateur – qui fait aussi office de voix off – n’explique à aucun moment que sur les banderoles, il y avait des poèmes et non des revendications. Il n’explique pas non plus que Sion Sono est un artiste engagé. Non, ce qui l’intéresse, c’est le côté extravagant, dérangé, et impressionnant de l’exercice.
Le lien avec les otaku ? Aucun, sinon le portrait d’une jeunesse qui n’est plus en phase avec la génération de leurs parents. Le reportage évoquera à plusieurs reprises des sujets qui n’ont rien à voir avec les otaku…

Là où le réalisateur fait preuve d’honnêteté, c’est qu’il ne présente pas le phénomène otaku comme une norme dans la jeunesse nippone, mais comme une marginalité. Après cette fausse manifestation, nous le voyons interroger des passants à propos des otaku ; certains répondent qu’ils les trouvent bizarres et qu’ils s’en méfient, tandis que d’autres – essentiellement des salarymen – feignent l’ignorance. « Otaku ? Qu’est-ce que c’est ? Vous êtes sûrs que c’est un mot japonais ? ». Il est intéressant de noter que, plus tard, il ira interroger les mêmes salarymen à la sortie des bars, et que l’alcool aidant, ils se montreront plus loquaces.
Néanmoins, avec le filtre du montage, nous pouvons décemment nous poser des questions. Peut-être n’a-t-il garder que les réponses des salarymen fuyant la question à un moment, et uniquement celles des bavards à un autre.

Jean-Jacques Beineix procède de la façon suivante, en évoquant successivement différents types d’otaku. Il commence par les passionnés d’idoles, puis viendront pêle-mêle les joueurs de jeux vidéo (enfin de Street Fighter II Turbo), les military otaku, les lecteurs de manga, les constructeurs de maquettes, les collectionneurs de vidéo (porno), les dingues de figurines, ou encore les fans de kaiju. Tous n’auront pas le droit au même traitement : la plupart des cas étudiés ont arrêté de travailler pour se consacrer entièrement à leurs loisirs, tandis que certains vivent de leur passion (Takami Akai sera là pour nous présenter les origines de Gainax), ou que les military otaku sont présentés comme des individus exerçant des fonctions importantes dans le civil (le réalisateur compense en leur demandant pourquoi certains se baladent avec des drapeaux nazi).
Il effleure sans vraiment le toucher le phénomène lolicon, cherche des significations sexuelles de partout, et ponctue la présentation des différents cas par des interventions de professionnels : outre un avocat improvisé sociologue qui critique cette jeunesse fainéante – paradoxalement, un moyen de nous montrer la pression que subissent les jeunes Japonais et qui peut les pousser dans cette voie – nous aurons droit notamment au mangaka Miki Tori (dont le travail ne sera pas abordé), Shigeru Miyamoto, l’écrivain Risaku Kiritoshi, ou encore Akio Nakamori, qui se présente comme l’inventeur du mot « otaku », et qui viendra nous expliquer la signification de ce terme et sa perception par la population japonaise (probablement l’intervention la plus intéressante).

Vous pensez peut-être que mon article est bordélique, mais il est à l’image de ce documentaire. Pendant 3 heures, nous alternons les entretiens, tantôt avec des professionnels tantôt avec des amateurs, le réalisateur va visiter les locaux de Sega et de Nintendo mais parle finalement à peine des joueurs, et même s’il n’a aucun préjugé sur la signification du mot « otaku » – aujourd’hui, un tel reportage n’aborderait même pas les military otaku – il en oublie de gros morceaux. Ainsi, même s’il évoque longuement la scène fanzine et le Comiket – nous prouvant au passage que le phénomène n’est pas si marginal que ça, mais précisant ensuite que la presse nippone n’en fait pas l’écho – il ne parle presque pas des manga traditionnels et de l’animation japonaise. Il se rend dans les locaux de Gainax – deux ans après la sortie de Otaku no Video – discute avec Takami Akai, mais se focalise sur une simulation intitulée Princess Maker 2, dans lequel le joueur décide de l’éducation de sa fille virtuelle (de mauvais choix menant la pauvre enfant à faire le trottoir). Nous ne saurons jamais que Gainax travaille dans l’animation.

Dans la catégorie « qu’est-ce que ça fout là ? », le réalisateur part rencontrer deux Japonaises, de respectivement 16 et 18 ans, qui se définissent comme normales et disent avoir peur des otaku (car ils sont bizarres), mais qui t’avouent ensuite qu’elles ont vendu leur culotte à des pervers, et qu’elles se sont déjà prostitué ou connaissent des filles de leur âge qui le font pour s’offrir des accessoires de mode. Une façon de nous dire « elles trouvent les otaku étranges, mais elles ne le sont pas moins (de mon point de vue de Français) ».
Toujours dans cette catégorie « Regardez à quel point les Japonais ne sont pas comme nous », nous avons droit à une séance avec une adepte du bondage, avec démonstration à la clé.
Il y a une forte relation avec le sexe dans ce reportage, le réalisateur en voyant de toute façon de partout et dans toutes les situations. Ce qui nous amène à Tsutomu Miyazaki. Une sorte de passage obligé que cet homme, qui a fait beaucoup pour offrir au public japonais des raisons de se méfier des otaku. Pour ceux qui ne le connaitraient pas, ce charmant jeune homme s’est amusé à mutiler, violer, et tuer (pas forcément dans cet ordre) 4 gamines âgées de 4 à 7 ans ; à l’époque, les médias nippons avaient fait leur chou gras du statut d’otaku du criminel. Néanmoins, le réalisateur prend ici le parti d’aller à contre-courant de ces fameux médias, et de considérer que l’otaku n’est pas nécessairement un tueur psychopathe en puissance. Par contre, il insiste avec Akio Nakamori – auteur d’un livre sur Tsutomu Miyazaki – sur son importance dans la mauvaise image dont souffrent depuis les otaku. Ça et leur refus d’appartenir à la société, en ne remplissant pas leur fonction dans le groupe.

Otaku, malgré ses défauts, possède quelques instants de grâce. Je retiens notamment l’intervention de Tori Miki, qui nous explique que lorsque les médias leur ont montré la chambre de Tsutomu Miyazaki, soit la chambre supposée type de l’otaku, elle ressemblait énormément à la sienne et à celles de ses amis, ce qui les avait mis affreusement mal à l’aise ; au passage, il reproche aux journalistes japonais les mêmes procédés de montage partial qui seront ensuite utilisés par Jean-Jacques Beinex lui-même. J’ai aussi apprécié les propos de Akio Nakamori et Risaku Kiritoshi.
Le documentaire reste intéressant car il nous dépeint des cas peut-être extrêmes, mais qui ont le mérite d’exister. Comme dit tantôt, ce qu’il nous montre du Comiket ou des concerts d’idole – qui m’ont rappelé le début de Perfect Blue, avec son parterre de photographes – nous prouve que tous ces phénomènes ne sont pas si marginaux que ça. Et puis, certains des phénomènes en question ont depuis franchi les océans pour toucher désormais l’Europe et l’Amérique du Nord ; ce documentaire revêt parfois des allures visionnaires.

Difficile voire impossible d’émettre un jugement définitif sur un monstre comme Otaku, Fils de l’Empire du Virtuel, car ses 3 heures ne sont absolument pas homogènes. Nous frisons couramment la caricature, le réalisateur cherche des cas extrêmes plus que des individus représentatifs, et il demande au spectateur d’avoir conscience de cette vision biaisée, et de la partialité du montage.
Mais cette plongée dans le Japon de la bulle économique possède de nombreux avantages, notamment par ce qu’il nous montre de son époque. Toutes les interventions ne sont pas dépourvues d’intelligence, même si celle-ci viendra rarement des inadaptés sociaux qui essayent tant bien que mal de partager avec nous leurs centres d’intérêt. C’est long, mais nous arrivons finalement à comprendre ce qui cloche, et ce qui peut pousser ces individus à se lancer dans des passions aussi extrêmes (pression sociale et familiale, génération qui ne se trouvent aucun but dans la vie,…).
Certains verront ce documentaire comme une vaste blague, dans la veine des reportages sur la Japan Expo diffusés dans Zone Interdite, d’autres une source d’informations précieuses même s’il leur faudra faire le tri dans tout ce que raconte Jean-Jacques Beinex. Quoi qu’il en soit, je ne peux que conseiller sa découverte aux amateurs d’animation japonaise et de manga, et surtout à tous ceux qui se sont auto-proclamés comme « otaku » en Occident. Au moins par curiosité.

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le 14 janv. 2013

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Ninesisters

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