Si ce film a bien un mérite, c'est de restituer toute l'étrangeté du roman mystérieux du génial Chrétien de Troyes, ce monument de la littérature française écrit il y a presque neuf cent ans.


L'idée qu'on se fait habituellement des récits de Chrétien de Troyes est assez erronée. La lecture de ses romans, de fait, est plus que troublante. En suivant de très près le texte — en fait repris presque tel quel, traduit et adapté —, Eric Rohmer restitue toute la profondeur presque insondable de l’œuvre du Champenois. Le Conte du Graal est son dernier roman ; son art y est à son apogée, entrelaçant des thématiques, des réflexions, de plus en plus nombreuses, et subtilement distillées dans un récit mystérieux, laissant à chacun libre interprétation. Bien que l'auteur l'ait présenté, dans l'introduction, comme un roman sur la Charité, on devine dans les inflexions prises par le récit une entreprise de plus en plus ambitieuse, qui reste inachevée (probablement suite au décès de Chrétien) sur les aventures de Gauvain, premier chevalier à inaugurer la quête du Graal vouée à une riche postérité. Parce que le récit s'interrompt brutalement au beau milieu des aventures de Gauvain et de Perceval, le mystère du Graal reste celé à jamais : Chrétien a emporté dans sa tombe le secret de son texte, le sens exact du roman, ce qui n'était pas sans laisser aux continuateurs du mythe arthurien de quoi spéculer à l'infini. Dans un roman tardif, on a même fait du Graal une pierre incandescente...


Si, dans la représentation du mythe arthurien au cinéma, le film de Rohmer fait office d'ovni, c'est précisément parce qu'il conserve tous les aspects d'un texte se voulant profondément ancré dans son époque. Chrétien de Troyes s'intéressait moins à l'amour des troubadours du Midi, cette chose éthérée et immaculée, qu'aux problématiques concrètes des relations sociales — amoureuses, notamment — au sein d'une chevalerie à son âge d'or. En bon médiéval (si l'on excepte un ou deux moines sinistres déplorant la décadence du temps), Chrétien est toujours prêt à rire, à ironiser, à se moquer, avec une malice joyeuse qui ne tient rien (ou presque) pour tout à fait sérieux. Si le film de Rohmer fait rire à certains instants, c'est peut-être qu'il faut bel et bien rire !


Perceval est un héros ambigu. C'est un naïf, un ignorant, un peu sot et maladroit — Alexandre Astier a très bien cerné le personnage, dont il s'est lui-même beaucoup moqué. La faute revient à sa mère, qui ne voulant voir mourir Perceval comme ses deux fils aînés et son mari à la guerre, a voulu maintenir jalousement son dernier fils dans son jardin d’Éden, à l'ombre des forêts sauvages du pays de Galles, dans une vie simple et reculée. Vain hybris, car le monde tel qu'il est — c'est-à-dire, profondément mêlé, où le bien absolu est impossible — rattrape inévitablement Perceval, de toutes façons voué à devenir chevalier de par sa naissance.


Dépourvu d'éducation, Perceval reste néanmoins un idiot égoïste qui commet le mal moins par méchanceté que par ignorance. Il lui fallait trouver un éducateur patient (un père de substitution) pour lui enseigner les us de la société courtoise, afin qu'il puisse vivre en harmonie avec son prochain dont il ne tient, pour l'instant, qu'à peine compte. Le Conte du Graal est un anti-Rousseau, qui raisonne à l'exact inverse du fantasme de l'état de nature. Il fait l'éloge de la société courtoise (et de l'éducation qui y est associée) comme œuvre civilisatrice devant apaiser les mœurs et rendre les hommes meilleurs, moins barbares...


Le film de Rohmer restitue à merveille, grâce à l'interprétation exceptionnelle de Luchini, cet aspect du roman, certes pour le moins déroutant si l'on s'imagine un Perceval noble et héroïque. Tout le sel de l'ironie moqueuse de Chrétien de Troyes est conservée lorsque, parce qu'asocial, Perceval embrasse de force (il est trop candide pour aller au-delà) une jeune mariée rencontrée au hasard dans la forêt (dont il prend la simple tente pour une église !) La réaction complètement démesurée du mari découvrant le méfait accompli est admirablement rendue par l'interprétation pompeuse de l'acteur, pour peu qu'on prenne la mésaventure pour ce qu'elle est : par l'absurde et l'humour, Chrétien s'indigne et se moque de la paranoïa et de la cruauté de certains maris à l'égard de leurs épouses, peut-être elles-mêmes un peu trop gentilles et braves (thème central de son premier roman, Erec et Enide). Dans un même registre, le film restitue brièvement toute la malice avec laquelle Chrétien se moque de ces bons chevaliers qui, par courtoisie, se laissent manipuler par des femmes qui savent abuser du caractère presque sacré qu'on leur attribuait alors... (ce qui est toujours un peu le cas !)


Le problème demeure qu'à moins de bien connaître le roman, le film est incompréhensible. Tout du moins, il est difficile de savoir comment le prendre exactement. Rohmer est peut-être trop près du texte ; il aurait probablement dû faire des choix, mettre en avant un thème plutôt que l'autre, en faire une interprétation ou une relecture plus moderne. Pourtant, restituer le roman tel quel au cinéma constitue un essai intéressant... Mais qu'on peine à considérer comme plus que, justement, un essai, ou une expérimentation.


Difficile, toutefois, de ne pas se sentir fasciné et émerveillé par la mise en scène de Rohmer. Les costumes, aussi simples soient-ils, paraissent sublimes, avec des acteurs extrêmement bien choisis et jouant dans une mise en scène déployant tout le merveilleux, le caractère presque sacré, d'une mythologie et d'une époque qui raisonnent en nous comme « témoin » d'un passé fabuleux et émouvant, où notre civilisation était à ses balbutiements. L'habit d'alors conférait aux hommes (et peut-être surtout aux femmes) une noblesse restée inégalée, héritée des âges obscurs de l'Antiquité finissante, qui fait apparaître les membres de la classe aristocratique tels des dieux sur terre, impression mainte fois traduite dans les textes de l'époque et que donne peut être mieux encore le Rashomon de Kurosawa. Arielle Dombasle apparaît sublime (et nettement moins nunuche qu'à l'accoutumée) dans le rôle de Blanchefleur, rappelant quelque part le portrait d'Iseult peint par Gaston Bussière à la fin du XIXe siècle.


Le film de Rohmer, avec ses décors de fortune, parvient à être très esthétique, très « pictural », si je puis dire. J'y trouve comme des réminiscences de l'onirique peinture préraphaélite, ou de la peinture romantique allemande, ou peut-être de la peinture symbolique. On y sent les rêves éthérés du XIXe siècle qui ont façonné un Moyen Âge merveilleux et poétique — peut-être un peu niais. Si les intérieurs sont plutôt intéressants et donnent quelque chose d'assez esthétique, je ne comprends pas ce choix d'extérieurs hideux, incapables de transmettre l'aspect bucolique du roman de Chrétien de Troyes. Rohmer aurait, paraît-il, voulu restituer le style des enluminures de l'époque. Mais au XIIe siècle, on ne dessinait pas encore les paysages, et lorsqu'on a commencé à le faire, c'était autrement plus beau... et moins glauque.


Quant à l'idée de faire rimer les dialogues et de mettre en musique une partie du film, c'est bien pensé, et d'autant plus appréciable, pour peu qu'on tolère la bizarrerie de la chose, que la musique de cette époque est sublime et les interprètes excellents. Mais entendre répéter pendant les quarante premières minutes du film sans arrêt la même mélodie (à peu près celle-ci), qui, ensuite, se tait complètement jusqu'à la fin, devient rapidement insupportable. Comme l'ont dit d'autres avant moi sur ce site, le film est trop long, trop long pour maintenir sa fascination jusqu'au bout. Le passage avec Gauvain est de trop, comme il l'est déjà dans le roman de Chrétien de Troyes inachevé. Heureusement, Rohmer conclut en beauté, avec une scène de son imagination assimilant Perceval au Christ, à la mise en scène impeccable et accompagnée d'un chœur qui laisse bouche-bée...

Antrustion
6
Écrit par

Créée

le 28 déc. 2019

Critique lue 1.1K fois

11 j'aime

2 commentaires

Antrustion

Écrit par

Critique lue 1.1K fois

11
2

D'autres avis sur Perceval le Gallois

Perceval le Gallois
EricDebarnot
6

"Moult pucelles à baiser"

"Perceval le Gallois" était le seul film de Rohmer que j'avais toujours refusé de voir, un peu effrayé par le hiératisme de scènes entrevues çà et là : il s'agit pourtant d'une oeuvre marquante, à...

le 9 nov. 2017

13 j'aime

2

Perceval le Gallois
Antrustion
6

Le Conte du Graal par-delà les âges

Si ce film a bien un mérite, c'est de restituer toute l'étrangeté du roman mystérieux du génial Chrétien de Troyes, ce monument de la littérature française écrit il y a presque neuf cent ans. L'idée...

le 28 déc. 2019

11 j'aime

2

Perceval le Gallois
Boubakar
3

Voyage initiatique.

Pour parler très rapidement du sujet, il s'agit de l'apprentissage d'un jeune homme qui parcourt les contrées afin de devenir chevalier. Lorsque le film est sorti, il ne faut pas oublier que Eric...

le 10 déc. 2020

10 j'aime

1

Du même critique

La Tronche en Biais
Antrustion
1

Zététiciens et autres zélotes zélés

Zététique est un mot pudique pour dire scientisme — et sans doute une louable tentative d'éviter un calvaire aux zozotants lorsqu'il s'agit de le prononcer. Enfin non, me dit-on, la zététique, c'est...

le 3 juin 2021

51 j'aime

38

Manifeste du parti communiste
Antrustion
1

La Science et Son prophète

Karl Marx a pu écrire beaucoup de choses intéressantes et le personnage n'était pas un imbécile mais soyons honnêtes : ce petit texte est tout-à-fait médiocre. Le Manifeste du parti communiste...

le 6 août 2020

45 j'aime

16

Le Seigneur des anneaux - Intégrale
Antrustion
10

Un mythe pour notre temps ?

Qui aurait pu croire qu'une telle œuvre ait pu voir le jour au temps du terne XXe siècle ? Qui aurait pu imaginer la sérieuse et commerçante Angleterre abriter le grand poète de notre temps, de ces...

le 23 mars 2021

31 j'aime

11