Il m'a fallu un peu de temps avant d'apprécier à sa juste valeur le cinéma théâtral après des débuts assez douloureux à endurer le rythme étiré "Fassbinderien". Sans vouloir faire de jeux mots douteux de comptoir de bistrot, j'étais un peu sur mes gardes avec "Prenez garde à la sainte putain" qui a vite dissipé mes craintes. Ce que j'aurais vu il y a quelques années comme un somnifère cinématographique de premier ordre m'a plus d'une fois interpellé. L'idée est de filmer l'attente interminable d'un casting et des techniciens pour démarrer un film qui ne semble jamais venir. On pourrait presque croire que Luis Buñuel est passé par là pour la rédaction. D'après ce que j'ai pu lire, il y aurait eu quelques tensions à l'époque lors de la sortie de l'excellent "La Nuit Américaine" de Truffaut auquel Godard (paix à son âme) lui aurait reproché de s'être un peu trop inspiré de l'oeuvre d'un Fassbinder alors âgé de 26 ans et qui campera le rôle d'un régisseur particulièrement colérique.
Dans cette suspension temporelle que nul ne semble arrêter, l'impatience et la résignation se mêlent et se démêlent au rythme des liens se tissant et se déchirant entre protagonistes. Ceux-ci se parlent, s'engueulent parfois mais peuvent aussi succomber au charme de leur interlocuteur avant que tout ne s'évanouisse dans un souffle bref. Il y a comme une tonalité pessimiste là-dessous. Cette évanescence des liens sociaux empêchant toute construction d'histoire à vivre bride d'emblée de probables atomes crochus qui ne sont que de pathétiques faux-semblants. Malgré ce huit-clos perdu au beau milieu d'une Espagne ensoleillée, les rayons solaires ne frappent jamais les coeurs, n'illuminent jamais la sociabilité désespérément éteinte de chacun. Une sorte d'entropie mentale rythmée par les verres éclatés les uns après les autres par terre et sur les murs. Je ne sais pas pourquoi mais ce propos m'a paru tellement d'actualité suivant tout un tas de facteurs que l'on connaît (omniprésence des réseaux sociaux qui dénaturent la vie réelle au profit du virtuel, isolement, sites de rencontre amoureux, etc...). "Prenez garde à la sainte putain" est déchirant au-delà de son histoire qui n'en est guère vraiment une si ce n'est sonder les tourments spirituels de gens perdus et amorphes.
Je n'ai vu comme meilleure façon d'appréhender cette expérience quasi inclassable que de la voir sous l'angle métaphorique et ontologique pour revenir à une situation plus terre-à-terre où sont filmés les perpétuels doutes du cinéaste. Le pouvoir créatif, la peur de l'échec, le millimétrage des actions, le sens du détail sont autant de paramètres épuisants pour le mental de celui qui veut réaliser. Il peut être découragé, vouloir tout stopper, en avoir marre que rien ne fonctionne selon ses desideratas. Notre sainte putain est une introspection du milieu cinématographique et pour avoir eu le plaisir de jouer (et d'encore jouer) comme figurant, je n'ai pu qu'acquiescer ce qui nous était montré.
Enfin, il serait dommageable de ne pas souligner l'esthétique toujours aussi léchée de l'image où en ressort la beauté quasi surnaturelle des actrices. Voir du Fassbinder, c'est voir une beauté féminine incomparable. Si le long-métrage n'est pas exempt de quelques coups de mou, nous saluerons l'audace d'un allemand téméraire qui a marqué à juste titre le Septième Art. Tout ça ne fait que m'inciter à revisionner "Les Larmes amères de Petra Von Kant" dont je suis maintenant sûr être complètement passé à côté.