Aujourd'hui, j'ai revu pour la énième fois mon western favori, Rio Bravo. Avec Liberty Valance, ne déconnons pas non plus.
La dernière fois déjà, j'avais ressenti un besoin tenace d'écrire, de griffonner, de gratter, sur ce film, où il y a tant à dire.
Cette fois-ci, l'envie est plus forte encore.

Puis j'ai lu la critique de Torpenn, si belle, et surtout si juste.
Mais mince, j'ai du temps devant moi, un rouge tout à fait honorable, et une furieuse envie. Les trois éléments clefs ouvrant le plaisir de la critique.
Alors loin de mes habituelles critiques dithyrambiques, ici quelques simples considérations là où je peux prétendre apporter un peu plus, la musique. Intéressera qui voudra.

Et plus précisément, ce moment en état de grâce qu'est « My rifle, pony, and me ».
Que voici : http://www.youtube.com/watch?v=8yz-nlseVOc

Seule scène musicale du film (avec la suivante qui est en fait intégrée, « my apple »), elle marque en premier lieu par son étrange rapport au temps narratif. Véritable hors-temps narratif, le monde extérieur cesse complètement de tourner l'espace de ces deux minutes.
Je pense que ce phénomène est dû notamment à la rupture rythmique qu'elle impose dans le film, comme une véritable respiration musicale, presque un intermède. On rejoint finalement de façon très troublante l'essence de la musique, l'abstraction. On se détache du réel, des implications, considérations, réflexions, et autres -tions difficiles et semblant alors plus ou moins sans issue possible, autre que la mort.

Il me semble que c'est assez rare de voir dans ce qu'on a coutume d'appeler le « cinéma classique » (mais Hawks, et ce film peut-être plus que tout autre en est la preuve confondante, est tout sauf du « cinéma classique ») des scènes aussi clairement détachées de l'intrigue.

C'est bien simple, on se croirait momentanément parachuté dans une logique narrative de comédie musicale. Beaucoup plus de libertés alors, c'est l'exemple de « Singing in the rain », où l'on fait une chanson sur la diction, lorsque le lien avec la trame narrative est des plus ténus, simplement parce que « that's entertainement ». Ici on est un peu dans le même domaine.

C'est à dire que la chanson n'a aucun lien avec l'intrigue, ne développe même pas un thème fort du western, mais trouve sa raison d'être dans son essence : le genre de la ballade. On est dans l'ouest, chez les cow-boys solitaires, Lucky Luke ou John Wayne, peu importe finalement. La ballade est en country un genre plus que prisé, un genre noble aussi. C'est la veillée au coin du feu, et loin des grasseries et chansons à boire connotées au bar, ici place aux histoires de petites laissées loin derrière, d'amour déçus, de cœurs brisés. C'est la ballade, dans toute sa splendeur.

C'est à ce titre amusant de relever l'écho que fait cette balade entonnée par Dean Martin à sa propre histoire d'homme abandonné. C'est sans doute aussi une marque de son acceptation de sa condition, comme une façon de dire qu'il passe enfin à autre chose, qu'il ne renoncera plus, qu'il va pouvoir en plaisanter comme il le fera après. J'ai une sympathie infinie pour lui.

Sympathie qui je dois le dire a sans doute beaucoup à voir avec sa voix. De folie, c'est un peu LE crooner à l'américaine, celui duquel nos Jean Sablon, André Claveau, et autres petites merveilles sont tout droit tirés.
C'est cette voix chaude, chaude, chaude, au timbre rond comme une signature de Scelsi (revenons un instant à « Singing in the rain », décidément, et notons les « rond tones » du professeur de diction, que Lamont écorche sans la moindre pitié), à peine traînante, langoureuse, vibrée juste ce qu'il faut (et Dieu sait à quel point c'est difficile de doser la vibration dans la voix, en témoigne tou(te)s nos chanteuses et chanteurs post 70's à la voix vibrée à outrance, confinant au mauvais goût le plus absolu).
La vibration dans sa voix est absolument parfaite. Écoutons plutôt, ce sont les fins de phrases, délicieusement tenues, qui vibrent avec la plus grande légèreté, à peine à peine.

Ce qui m'amène sur son acolyte, le jeune, parfois décrié (à tort bien entendu), qui prend le troisième couplet. Une voix plus jeune, ça s'entend, mais ça s'entend surtout par des aspects purement esthétiques. Aucune vibration de la voix pour commencer. En fait c'est très clairement un code musical qui parle à l'inconscient. Plus jeune, donc la voix est moins travaillée, ce qui va se traduire par l'absence de vibration, preuve dans l'imaginaire d'une maîtrise supérieure sur sa voix, et donc d'un âge plus avancé. Allons plus loin, la présence ou l'absence de vibration dans la voix chantée est ici une véritable métaphore stylistique de la maturité du chanteur.
Ceci associé au timbre bien entendu, la voix plus claire, plus franche, du jeune, en parfait contraste avec les tons ronds et chauds à l'excès de Dean Martin.

Colorado, bien entendu c'est le jeune Presley à vocation d'humidificateur en puissance de petites culottes.

Alors ce morceau, c'est quoi ? L'opposition de la vieille école (les crooners, la grande mode est quand même largement passée, plutôt dans les années 30 – 40) à la nouvelle, du chanteur à orchestre au rebelle sans cause. Il y a quelque chose d'important à développer de ce côté là, écoles opposées, unification dans et par la musique. A mettre en écho avec la légère rivalité entre les deux au début sans doute, parler de Colorado qui reprend dans un véritable écho cette fois-ci les phrases de Borrachon, et inversement.

C'est beau, naturel, et pourtant, jamais l'art n'aura autant été d'artifice. Ne nous leurrons pas, des cow-boys avec une telle voix, ça ferait longtemps qu'ils auraient arrêté de tirer sur des gens pour aller s'engraisser tranquillement en concerts.
De plus, fait amusant, la qualité d'enregistrement est tellement bonne qu'on se rend bien compte qu'il s'agit d'une reconstitution en studio et non d'une prise de son en temps réelle. D'ailleurs, passés l'introduction vocale, où l'on entend encore John Wayne reposer la cafetière, plus aucun bruit ne vient troubler la ballade, ni les bruits de pas de John, ni les mouvements de tissus, tous comme anesthésiés.
A vrai dire, on rentre presque dans une esthétique de clip, ce qui participe activement à cette sensation de hors-temps que nous offre cette scène, sensation grandement cassée pour la seconde partie, plus triviale, celle de l'apple song, comme un retour à la réalité.
Esthétique du clip, car les bruits extérieurs n'existent plus. Les positions sont aussi extrêmement stéréotypées. Sérieusement, Dean Martin ne sortira jamais une telle voix dans une position aussi peu confortable vocalement, le cou tordu, un chapeau à moitié sur le visage, les jambes croisées. C'est taper à bras raccourcis sur tout notre cher concept de « colonne d'air ».
Les deux chanteurs sont vraiment mis en valeur, Colorado n'y coupant pas non plus, coiffé à la perfection, un pied sur une chaise, grattant ses accords dans un balancement tellement classieux qu'il en devient indécent.
Et c'est dans cette esthétique de clip, mettant en valeur deux figures presque sexuelles, que bien sûr le vieux Stumpy n'a pas sa place. Ses raisons d'être n'ayant plus lieu ici, il se voit évincé petit à petit du morceau, comme une impureté sur un diamant.
Il faut dire que ce n'est pas ce qu'on appellera communément un as, et pour cause, son côté lourdaud est chaleureusement mis en valeur. D'une façon d'ailleurs étrange lorsqu'on y réfléchit. En effet, au début il joue de façon tout à fait décente, accompagnant discrètement mais efficacement la musique. C'est drôle, et très bien construit. Nous qui parlions d'artifice, toujours d'artifice ! Si l'on observe bien la forme, Dean Martin chante un premier couplet, accompagné donc, avec à défaut d'une certaine grâce au moins une cohésion tout à fait honorable, par notre joueur d'harmonica. C'est le temps de l'exposition du thème. On expose la couleur, l'harmonica convient parfaitement au paysage, au far-west. Puis vient une seconde exposition. Que se passe-t-il ? Hop hop hop, plan sur Stumpy, intervention, cette fois-ci sensiblement plus forte sur un plan sonore, mais surtout incomparablement plus mauvaise. Le fait est qu'en l'espace d'une seconde, il a oublié complètement comment jouer de son instrument ! Je trouve ça fantastique, la façon dont Hawks – et son compositeur sans doute – maîtrise la psychologie de l'oreille, pour cette époque. Il sait que jusqu'à maintenant, l'oreille trop inattentive (comme c'est souvent le cas chez le cinéphile) n'a pas réellement entendu l'harmonica. Elle a entendu un accompagnement diffus, qu'elle n'a pas identifié. Mais l'harmonica était trop en retrait pour qu'elle l'enregistre et le catégorise. Vient alors une seconde apparition, cette fois-ci infiniment plus marquée, et surtout, en complet décalage avec le sentiment de perfection qui a précédé. Résultat : l'oreille prend alors seulement conscience de sa présence, l'identifie comme fautif (le tout couplé avec un plan sur Stumpy bafouillant dans son harmonica l'air perdu), et le reste suit son cours.


Voilà, j'ai envie de le revoir, en entier.
Adobtard
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le 8 mars 2013

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Adobtard

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