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Un propos très riche

Le documentaire de Johan Grimonprez raconte le destin du Congo à l'aube des années 60 : l'ascension irrésistible de Patrice Lumumba malgré la désinformation américaine le qualifiant de communiste ; l'accession à l'indépendance soutenue par la très populaire Andrée Bloin ; les premiers mois d'exercice du président fraîchement élu. Indépendance officielle d'accord, mais en se gardant la meilleure part du gâteau : d'entrée de jeu l'Union minière, véritable poumon économique du pays, est accaparée par les Belges. Il faut dire que l'entreprise située dans le Katanga fournit la majeure partie de l'uranium permettant de fabriquer une bombe atomique. Sans parler des autres métaux rares, cuivre, tungstène, or, etc. Un enjeu qui n'a pas changé, comme le montre le film en incrustant de façon agressive quelques smartphones. Très vite, donc, le Katanga est mis à part. Mais, Lumumba n'entendant pas partager la souveraineté du pays, ses déclarations ont tôt fait d’inquiéter les Occidentaux. Pour ce genre de cas, les Etats-Unis ont deux bras armés : l'ONU qu'elle noyaute largement dans ses décisions officielles, au besoin en utilisant des lobbyistes, et la CIA pour tout ce qui est manipulations souterraines, soudoiements, assassinats et autres joyeusetés. Tout cela est fort instructif, complétant l'épopée sidérante que narre l'écrivain Eric Vuillard dans son Congo.

"Ceci n'est pas une pipe", avait choisi Magritte comme titre à l'un de ses tableaux : ce n'est que l'image d'une pipe. Une façon d'interroger les représentations visuelles devenue un lieu commun aujourd'hui mais assez nouvelle au début du XXème siècle. Malicieusement, Johan Grimonprez nous présente Allen Dunes, chef de la CIA, qui ne cesse de rallumer la sienne. Le film va nous rappeler que les fake news ne datent pas de Trump : des grandes tirades à l'ONU, rappelant que le Congo doit être respecté dans son indépendance, jusqu'au "il ne s'agit pas d'un coup d'Etat", qu'aurait pu signer Magritte, dans la bouche d'un Mobutu qui vient de faire emprisonner le président élu, en passant par les allégations de Dunes selon lesquelles son organisation concourt au bien des peuples, tout est mensonge éhonté.

Aux antipodes de ce monde de faux semblants, il y a le jazz, musique de la sincérité, autant que de la liberté à laquelle on a coutume de l’associer. Cette sincérité est portée par une parole puisque le jazz a aussi pour racine l'oralité : on joue comme on parle. Charles Spaak, ministre des affaires étrangères au moment des faits, déclare : "j'aime mieux la parole que l'écrit ; je trouve ça plus sûr en politique". Chez les politiques, cette parole est mise au service de... l'insincérité puisque "les paroles s'envolent, les écrits restent" (chose beaucoup moins vrai aujourd'hui où tout est filmé ou archivé). Le contraire de la parole du jazz, qui n'admet pas que l'on triche.

L'un des enjeux pour qui veut pratiquer cette musique est donc d'être authentique dans son art : se dépouiller de tout effet pour épater ou caresser dans le sens du poil, parler du fond de son âme, s'affirmer comme singularité en rapport à d'autres singularités. Il ne faut pas chercher à faire joli, plutôt montrer l'authenticité humaine dans toute son ambivalence. Si le blues, aux racines du jazz, fut qualifié de "musique du diable", c'est parce qu'il assumait la part sombre qui est en nous. L'anti parole politique en somme, qui dissimule l’inavouable sous un vernis séducteur. Abbey Lincoln et Max Roach portent mieux que quiconque cette ambition : l'engagement de tout leur être dans ce qu'ils jouent ou chantent est perceptible, dans une rugosité assumée. La vérité plutôt que la beauté. A moins qu'il ne faille dire : la beauté de la vérité.

Certains de ces grands créateurs vont être envoyés au Congo pour jouer les chevaux de Troie de la CIA. Le message ? L'Amérique est cool comme le Coca Cola et les hamburgers, mieux, elle est noire comme vous, elle produit une musique dont les racines plongent dans la vôtre. Un leurre idéal. Pendant qu'Armstrong, Nina Simone ou Dizzy Gillespie séduisent à leur insu le bon peuple, on sape en sous-main les fondations du pouvoir légitime. Ces musiciens ne seront pas totalement naïfs : Armstrong refusera une tournée et Dizzy racontera avoir songé à s'établir en Afrique devant les agissements de son pays.

En miroir des émissaires de la vie sont envoyés ceux de la mort : les mercenaires, ces guerriers qui tuent pour de l'argent sans se soucier de la cause au service de laquelle ils mettent leurs talents. Des individus peu recommandables : l'un arbore un insigne nazi et explique qu'il n'est pas du tout qu'un tueur, la preuve, il assiste à des concerts de musique classique... On pense ici aux Bienveillantes de Jonathan Littel, qui montrait que les pires tortionnaires pouvaient fort bien être des gens par ailleurs raffinés. Par sa seule apparition, la "grande musique" apparaît comme du côté de l'ordre établi, des oppresseurs, en opposition au jazz qui lutte pour l'émancipation. Les mercenaires ont pour mission d'appuyer les forces rebelles. Chacun joue son rôle, tout est parfaitement orchestré en coulisses par la CIA.

La façade officielle c'est l'ONU, qui n'est pas encore devenue une coquille vide. Là se joue le destin du Congo fraîchement indépendant. Deux camps s'affrontent. Derrière la Belgique : les Etats-Unis, la Grande Bretagne, l'Allemagne (il sera peu question de la France pour une fois) qui entendent bien torpiller le processus démocratique pour continuer à jouir des richesses du pays. Derrière l'URSS, à peu près tous les autres, ce qu'on appelle aujourd'hui le "sud global". A l'inverse du discours occidental qui présente généralement les rouges comme forces du mal, Khrouchtchev est ici quasiment un chevalier blanc : débonnaire, chaleureux, martelant, chafouin, son pupitre à l'ONU comme les batteurs leurs tambours, pour dire son opposition aux propos occidentaux. Il va réussir à faire admettre l'idée d'Etats Unis d'Afrique impulsée par la Guinée et le Ghana, puis carrément à faire voter la fin de la colonisation - les Occidentaux ne pourront que s'abstenir face à ce piège moral. Bien sûr, on pourra soupçonner cette croisade vertueuse d'être teintée d'intérêts géopolitiques : affaiblir le camps d'en face, en le privant de ses ressources minières tout autant qu'en grevant son influence. Fidel Castro vient opportunément gonfler les troupes anti-américaines.

En parallèle de cette foire d'empoigne autour du Congo, Johan Grimonprez met en exergue la condition des Noirs aux Etats-Unis. La ségrégation y sévit toujours, 22 millions de citoyens de couleur étant privés de droits civiques. Face à la non-violence d’un Martin Luther King qu'on ne verra pas, Malcolm X incarne une lutte volontiers agressive. Celui-ci ne cesse de dénoncer ce qui se passe à des miles de là, au sein du poumon africain. Agressif, le jazz peut l'être lorsque les aigus stridents de Dizzy viennent vous déchirer les tympans et qu'Ornette Coleman ou Monk font émerger leurs audacieuses dissonances. Eric Dolphy déploie à la clarinette basse un free jazz échevelé en compagnie de cet homme en colère qu'était Mingus, rejoignant eux aussi la rage de Malcolm X. Plus léger, Dizzy se présente carrément à la présidence de la République, ambitionnant de transformer la Maison blanche en Maison du blues ! Il égrainera son gouvernement idéal, Duke Ellington, Armstrong, Mingus et Monk devenant ministres ou "émissaires permanent". Savoureux.

Une forme contestable

Tout cela est assez riche, offrant la matière à un grand documentaire. Hélas Johan Grimonprez ne transforme pas l’essai. Pourquoi ?

Ce qui est en cause, ce sont ses choix formels. Le cinéaste belge donne le ton dès l'ouverture : une succession hachée d'images et de sons façon clip publicitaire. On ne comprend rien, on passe du coq à l'âne. Le spectateur redoute que les 2h30 de documentaire se déroulent ainsi. Heureusement, ça se calme un peu ensuite, mais pas tant que ça : Grimonprez a voulu impressionner par l'intelligence de son montage. Les lettres énormes qui s'affichent à l'écran pour présenter les jazzmen sont symptomatiques d'une volonté d'en mettre plein la vue. Et ça, ce n'est pas du tout "jazz" : même si les jam sessions peuvent tourner à la bataille d'egos, le fondement de cette musique ne saurait être le désir d'épater.

Le fameux "rythme" du montage bien dans l'époque qui veut que "ça pulse à mort" s'accorde ainsi très mal au jazz qui exige de l'investissement et de la durée. Il aurait fallu soigneusement choisir les morceaux pour qu'ils fassent écho aux événements politiques - moins de morceaux mais plus pertinents - et les montrer plus longuement. Peut-être pas intégralement, comme osa le faire Alain Cavalier à la fin de son Paradis avec la version infiniment tendre de Stardust par Lester Young, puisqu'il ne s'agit pas d'un documentaire sur le jazz, mais au moins leur donner plus de poids. Au minimum présenter l'intégralité des solos pour ne pas couper le discours musical très construit de ces géants de l'improvisation. Surtout, ne pas parler ou montrer des gens qui parlent sur la musique. Traité comme il l'est ici, le jazz se mue en motif de fond, simple support illustratif des textes et des images. Un comble pour cette musique où il y a tant à entendre, notamment parce qu'elle se crée dans le moment, par interaction entre les protagonistes, ce qui lui confère une densité sans pareille.

A bien des égards, le film de Grimonprez est donc rien moins qu'un contresens par rapport à ce qu'il donne à entendre. Ne montrer que des bribes du poignant Black and Blue par Armstrong, de l'anguleux Just a Gigolo par Monk, du serein Fleurette africaine par Ellington ou du mystérieux Blue in Green par Miles Davis, c'est les priver de leur substance. Associer un morceau à des images était également possible, en s'autorisant la durée, mais Grimonprez ne cesse d'afficher du texte ou de faire intervenir des acteurs du drame qui s'est joué au Congo, bien obligé de remplir le contrat qu'impose son sujet. Peut-être le projet, finalement, n'était-il pas une bonne idée, de même que proposer un groupe de jazz dans un restaurant est une hérésie : on va au restaurant pour se parler, et se parler sur du jazz est un non-sens. Finalement, avec un brin de provocation, j'oserais presque dire que Grimonprez utilise le jazz comme la CIA : comme un décor, pour servir ses intérêts de documentariste...

Il faut pourtant saluer trois réussites. D'abord le moment où l'on voit des images de Coltrane sans son : le déluge de notes typiquement coltranien a fait face au silence, ce qui a beaucoup de force. La deuxième réussite, c'est cette magnifique tromboniste qu'a déniché Grimonprez, Melba Liston. Les femmes sont suffisamment rares sur l'instrument pour qu'on les mette en valeur, surtout quand elles jouent aussi bien. Enfin, l'ultime séquence est splendide : des images de violence au Congo, ainsi qu'à l'ONU où un groupe a réussi à pénétrer avec l'appui de Fidel Castro, alternent avec Abbey Lincoln et Max Roach hurlant leur rêche protestation sur le fameux Freedom Now Suite. Comme quoi un chemin était possible. Cette scène sidérante reste malheureusement l'exception. Quel dommage d’en avoir émoussé l’impact en montrant le duo Lincoln/Roach régulièrement auparavant : même dans ses réussites, le film est contestable.

Soundtrack to a Coup d'Etat, c'est du documentaire à l'opposé de ce que fait un Frederik Wiseman. Là où l'Américain donne à voir de longs plans séquences qui tirent leur force de cette durée, substantifique moelle de centaines d'heures de rush, le film de Grimonprez ne cesse d'interrompre. On sort lessivé de l'expérience, plutôt frustré, voire en colère si l'on est passionné de jazz. Ironiquement, on se retrouve donc en phase avec le propos du film qui exprime une indignation. Beaucoup moins avec la critique dithyrambique, quasi unanime, qui a salué ce Soundtrack. Tant mieux : être la note dissonante dans un concert d’éloges, n’est-ce pas, pour le critique, rendre véritablement justice à cette musique ?

Jduvi
6
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Créée

le 11 oct. 2025

Critique lue 5 fois

Jduvi

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