Regarder un film de Jia Zhang-ke, c’est se rappeler que la force de l’image se suffit bien souvent à elle-même. Ainsi, le tour de passe-passe qui voit un billet nouveau se substituer à l’ancien résume à lui seul le propos véritable de Still Life : on assiste à la brusque disparition d’une monnaie, d’une économie, d’une identité. Si le cinéaste se fait une nouvelle fois le témoin des violentes mutations politiques et économiques de la Chine, il semble toucher du doigt la quintessence de son art, exprimant par sa seule poésie l’inhérente fragilité du temps présent.


Une fragilité qui nous saute aux yeux dès les premiers instants, lorsque nous découvrons ce que sera le cadre de l’histoire : la construction de la plus grande structure hydroélectrique du monde, dans la Vallée des trois gorges, va entraîner la disparition de villes entières et de nombreux sites archéologiques. Avant que l’eau ne recouvre le tout, les maisons sont détruites, tandis que d’autres doivent être construites un peu plus loin... On se situe alors dans un étrange entre-deux, une sorte de “no man's land” éphémère, qui contraint les autochtones à attendre un nouveau cadre de vie, tandis que l’ancien n’est pas encore démoli. C'est bien cette impression d’évoluer sur le fil du temps (très bien métaphorisée, d’ailleurs, par la figure du funambule), entre un passé presque mort et un avenir incertain, que Still Life va développer à travers l’histoire de ces personnages qui espèrent renouer avec leur passé, avant que celui-ci ne soit totalement submergé...


Deux personnages, un homme et une femme, vont venir de loin pour évoluer en parallèle vers un objectif commun : retrouver un proche (une épouse, une fille, un mari) disparu depuis plusieurs années. Le proche et le lointain deviennent ainsi les notions clés que la mise en scène va explorer et questionner : quid de la famille, lorsque le temps a distendu les liens entre les membres ? Quid de l’individu lorsque le monde dans lequel il évolue doit disparaître ? Des questions que le film transforme en enjeu plastique et narratif, diffusant ainsi au fil de ses images une véritable réflexion sur l’espace et le temps.


Une réflexion dont la teneur se retrouve, par exemple, à travers les différents cadrages : par leur composition méticuleuse, ils confrontent le présent (la ville moderne que l’on construit) avec le passé (la ville ancienne que l’on détruit), nous donnant ainsi à voir la transformation qui gagne le Chine elle-même. lls inscrivent dans leur plan large les engins de chantier sur le fond de l’ancien paysage chinois, qui se transforme peu à peu sous l’effet de son exploitation industrielle. A cette aune, le fleuve qui traverse la ville est une métaphore du temps qui s’écoule irréductiblement et change le monde sans retour possible.


De la même façon, la narration se double d’un sous-texte dans lequel la dissolution de l’unité familiale est considéré comme un facteur aggravant la condition des chinois. Les deux principaux protagonistes, en voulant reconstituer leur famille, cherchent avant tout à préserver la mémoire de leur identité, voire de leur propre humanité. C'est-ce que nous dit le film à travers ces “natures mortes” qui viennent chapitrer le récit (cigarettes, thé, etc.) : les rituels se transforment en produits consommables, les souvenirs de ce que nous sommes se muent en données périssables.


Mais Still Life n'est pas pour autant une chronique à charge sur le changement. Toute sa force tient au contraire dans son ambiguïté, qui prend esthétiquement le parti de cette métamorphose pour à la fois en célébrer l'élan, en observer les beautés, en stigmatiser l'inhumanité. Des corps qui se détachent d'un paysage qui semble appartenir à une autre réalité, la bouleversante plénitude d'un plan de retrouvailles, quelques pointes qui confinent au pur fantastique (un immeuble qui s'envole, un funambule en équilibre dans le vide) : tout indique dans ce film que le seul parti de Jia Zhang-ke est précisément celui de l'homme, de cet homme du temps présent que le vieux monde a abandonné et que le monde nouveau a déjà oublié.

Procol-Harum
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le 22 avr. 2022

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Procol Harum

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