De même qu’il est possible d’effectuer une démonstration par l’absurde, on peut prouver l’importance d’une science par la démonstration de son manque dramatique, au temps où celle-ci n’était pas encore suffisamment répandue. Tel est l’un des ressorts essentiels du premier film de Dominic Cooke, « Sur la plage de Chesil ».


L’auteur et scénariste Ian McEwan voit donc éclore sur grand écran, en cet été 2018, deux de ses romans, puisqu’il s’est chargé, ici, de la transposition scénaristique de son ouvrage éponyme et a également participé à l’écriture du scénario de « My Lady », réalisé par Richard Eyre.


On découvre deux jeunes mariés, Florence Ponting (Saoirse Ronan) et Edward Mayhew (Billy Howle), au soir de leur nuit de noce, qu’ils ont abritée dans un hôtel de la côte anglaise, non loin de « la plage de Chesil ». Le film les aborde au moment où, passées les festivités, le jeune couple se retrouve seul et s’apprête à partager un ultime repas, avant la nuit qui achèvera de consacrer son union. La fixité des plans cadrés par Sean Bobbitt souligne la gravité et les enjeux de ces instants, où chaque geste, chaque parole semble devoir graver dans le marbre le destin du couple.


En contrepoint à cette solennité qui paraît figer le futur, le scénario effectue de fréquents flash-back, suscités par un mot, un regard, une hésitation, et projetant une lumière sur le passé du couple, la rencontre des deux jeunes amoureux, la réticence ou au contraire la complicité de leur famille. L’œil très sensible du directeur de la photographie capte avec une infinie délicatesse les moindres manifestations de l’état amoureux, cette palpitation de l’un vers l’autre qui se décèle dans d’infimes spasmes du visage ou des mains... En parallèle, le puzzle du passé se reconstitue au fur et à mesure que progresse la soirée, laissant affleurer les failles ou fêlures de l’histoire personnelle, surtout du côté du personnage de Florence, que Saoirse Ronan sert avec tant de subtilité. Les éléments livrés permettent aussi de mesurer une fois de plus que les familles en apparence les plus favorisées, les mieux placées socialement, ne sont pas les moins perverses ni les moins dysfonctionnelles, et qu’une franche folie - telle celle qu’incarne de façon infiniment touchante Anne-Marie Duff - vaut parfois mieux, pour l’équilibre des individus qui l’entourent, qu’un climat plus sournoisement toxique, à l’état diffus.


Quand enfin, au lieu de l’éclosion attendue, le rapprochement des corps aboutit à ce que des verrous soient au contraire définitivement posés, on ne peut que déplorer le sort de ces deux jeunes victimes d’une société encore trop cadenassée, où les violences subies peuvent éventuellement trouver à se sublimer dans la pratique d’un art, mais aucunement à se voir travaillées, explorées, afin d’être mieux dépassées, ainsi que le permettrait une démarche psychanalytique.


Ce blocage d’une situation laissée dans sa détresse à l’état brut nous vaut un final assez désastreux, où l’on retrouve nos jeunes premiers atrocement vieillis par un maquillage indigne et tentant à grands traits d’archet de nous tirer des larmes qui ont elles aussi pris en glace. Une conclusion que l’on préfère oublier pour ne garder du film que ce qui la précède et vibrait encore d’une très délicate sensibilité.

AnneSchneider
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le 25 août 2018

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Anne Schneider

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