Mouchette dans la Tour infernale *

(**Nicolas Saada*, à propos de son film)


On évacuera d’abord la question de la sortie du film, juste au moment des événements sanglants de Paris. D’abord, parce que la sortie du film avait déjà été repoussée ; let ce n’est pas seulement à ces attentats-là que le film fait écho, malgré lui – car cette violence s’inscrit désormais dans un quotidien permanent et presque ininterrompu, Charlie et l’Hyper Cacher, mais encore Tunis et le Bardo, la plage de Souss, Copenhague, Bangkok, San Bernardino ; enfin et surtout Taj Mahal est un film totalement distancié, stylisé, ce qui suffit à le placer à distance de l’actualité et de ses drames.


Un film stylisé, donc, quasiment une épure, plus facile à appréhender à travers des partis pris assez radicaux –à travers ce ce qu’il n’est pas,


pas un film "politique" : aucun message idéologique, aucune allusion politique, aucun commentaire – jusqu’à l’absence physique des terroristes que l’on ne voit jamais et dont on entend à peine les voix ; pas exactement – le seul moment, rapide, où on les apercevra, sera sur le reportage télévisé accompagnant la fin du drame (très habilement présenté en VO non sous-titrée, il n’est pas nécessaire que ces informations-là soient comprises), à la fois pour bien ancrer les événements dans la réalité et pour ne rien détailler de cette réalité-là ; curieusement, à l’instant où la famille re-composée voyait défiler ces images, j’ai eu l’impression que les acteurs interprétant les parents, Louis-Do de Lencquesaing et Gina McKee, ressemblaient énormément à … Paul Amar et Ruth El Krief …
Pas un film « exotique », sur l’Inde, dont on ne verra (quasiment) rien, ni les gens ni les lieux, quelques panoramiques (toujours sous la forme de filés) dans les séquences d’introduction. Les lieux se limitent à quelques plans d’ensemble brefs, sur le fleuve et sur l’océan, sur la ville, souvent au couchant (et on distingue surtout le dôme de l’hôtel Taj Mahal, à quelques déambulations, si peu indiennes, à l’intérieur du palace luxueux et impersonnel ou de la suite occupée par les protagonistes ; les personnes, dans une ville pourtant surpeuplée, se réduisent à quelques visages de passants, le plus souvent indifférents, ou aux silhouettes des employés. Aucune concession à l’exotisme.
Pas un film catastrophe, à peine un film spectaculaire, « un film catastrophe intimiste », selon une expression régulièrement employée à propos de Taj Mahal. Cela tient à la fois au confinement de l’héroïne dans un lieu unique, la chambre, à l’absence de confrontation directe et visible avec les assaillants, presque même avec qui que ce soit. L’aspect spectaculaire, sans lequel le film pourrait sembler long, sera réduit aux événements successifs qui marquent la progression de l’assaut, l’attaque initiale, l’approche de la chambre, l’incendie de l’hôtel et la libération. La partie la plus intéressante, même si elle n’est pas tout à fait nouvelle, tient à la réduction de l’action à la seule perception des sons, qui place le spectateur dans la situation de l’héroïne, entre angoisse, attente, panique et sidération –pétarades, explosions, d’abord en sourdine, et très éloignées dans le temps, sonneries, sirènes, cris étouffés, hurlements, courses, tirs … On a même droit à quelques jump scares sonores. La partie « incendie » par contre est traitée de façon plus conventionnelle.


*Une question, évidente, affleure déjà – si Taj Mahal refuse à la fois la double dimension idéologique et spectaculaire, que reste-t-il au bout du compte de ce "récit" ? Ou, dit plus brutalement, quelle est la finalité, ou l’intérêt, de cette « épure « ?*


Epure ?


En concentrant tout son film sur trois personnages, en réalité sur un seul personnage, Nicolas Saada tente, selon ses propres propos, de voir, de suggérer plutôt les événements à travers le ressenti de la seule protagoniste enfermée seule dans sa chambre d’hôtel (il aurait d’ailleurs rencontré la jeune femme qui avait vécu l'attaque de Bombay et construit le film à partir de leur entretien) – et au-delà, il tenterait de tracer une manière de portrait de la jeunesse actuelle, inquiète, en quête d’elle-même - à travers une situation extrême.


Introspection ?


La perspective introspective, sans doute porteuse, finit rapidement par s'essouffler court – parce qu’elle ne nous apprend à peu près rien sur la jeune fille, a fortiori sur l’inquiétude actuelle de la jeunesse. Confrontée à une situation aussi imprévisible que terrible, Louise/Stacy Martin a en fait toutes les réactions prévisibles (et partagées par tout individu) dans une situation extrême – entre inquiétude et panique, entre phases dépressives ou hébétées et réflexes de protection et de survie, quête de l’aide (essentiellement par le téléphone), recherche d’une cachette, programme basique de mise en sécurité (les serviettes mouillées pour calfeutrer l’appartement lors de l’incendie) … On n’en sait pas beaucoup plus sur elle, hors quelques détails presque subliminaux, elle prend des photos, elle lit (on distingue un ouvrage de Pasolini, regarde un film à l’occasion (on évoque Hiroshima mon amour) … Et il en va de même pour les parents, soumis aux réactions « normales » en situation extrême, entre inquiétude et panique, avec réflexes de protection et de survie, conseils distillés au téléphone (dont le programme de mise en sécurité), parfois peu adaptés (la mère commençant à chanter une comptine …), et volonté de se rapprocher au plus près de l’enfant et du brasier de l’hôtel incendié …


Au-delà même, l’interprétation de Stacy Martin, soulève de façon encore plus forte les mêmes questions : son visage de madone reste constamment inexpressif, ne révèle quasiment rien sur elle – ce qui peut certes renvoyer aux partis pris de la réalisation (la stylisation) ou mieux à l’état de sidération consécutif aux attentats – mais si cette quasi absence d’expression se prolonge au-delà des événements, jusqu’au retour à Paris (toujours l’état de choc ?) – elle renvoie aussi à l’avant des attentats ( !) lors de la découverte des lieux, de l'Inde au moment où la situation paraît tout à fait ordinaire.


En fait le portrait tourne court – à aucun moment on ne sait quoi que ce soit sur elle.


Et dès lors une autre menace commence à se préciser – un personnage seul, enfermé dans un espace clos, des événements extérieurs que l’on ne voit pas, des dialogues, quasi réduits aux conversations téléphoniques, rapidement en boucle, des temps de prostration, de renoncement, l’angoisse est certes présente, par instants bien rendue, mais bien moins présente que l’attente, celle du personnage mais aussi celle du spectateur, avec le risque évident que l’ennui s’installe et que le temps dure longtemps.


Solitude ?


La clé du film est peut-être là – dans une communication impossible, posée dès les premières images.


L’arrivée à Bombay est plus que révélatrice : dialogues plus que réduits, souvent impossibles avec les employés de l’hôtel ; communication impossible avec l’extérieur, où les regards des passants sont indifférents, durs, parfois hostiles ; la principale tentative de sortie n’aboutit qu’à une sorte de fuite face à la menace d’une cohorte de jeunes Indiens, guides pour touristes ou dragueurs bien lourds, et au repli solitaire dans l’hôtel et dans la chambre. On ne verra pas grand-chose de l’Inde et des Indiens.


Le choc des événements n’aboutira qu’à des essais de communication, émouvants sans doute, mais rapidement avortées : les échanges, de fenêtre à fenêtre, avec la jeune italienne, également prisonnière à un étage plus bas, le soutien et la fraternité dans l’épreuve, sitôt oubliés dès l’arrivée des secours avec le plus furtif des au-revoir, le rassemblement devant le mémorial des victimes, comme autant de solitudes juxtaposées …


Et le retour à Paris ne fait que confirmer cet enfermement en soi-même – dans le presque mutisme familial, dans la tentative de communication assez brutalement avortée avec un ancien otage de l’hôtel qui ne veut plus parler du drame, jusqu’au café où l’héroïne s’est réfugiée, avec les gros plans sur différents visages de consommateurs ou de passants, presque tous très seuls.


Un peu déprimant ?

Créée

le 7 déc. 2015

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