TÁR
6.7
TÁR

Film de Todd Field (2022)

Auteur remarqué dans le milieu du cinéma US indépendant, avec des films comme In the Bedroom et Little Children, Todd Field revient sur le devant de la scène en nous contant l’histoire inventée de Lydia Tár, première cheffe d’un orchestre allemand d’importance... L’occasion pour lui de célébrer l’actrice Cate Blanchett, avec un rôle en or massif, et de nous faire part une nouvelle fois de l’acuité de son regard. Un regard qui nous surprendra d’entrée, d’ailleurs, avec une première séquence étonnante où l’on découvre la tête de la protagoniste à travers un écran de téléphone portable envahi de textos, avant que la caméra ne vienne nous offrir une représentation élargie de la réalité : immédiatement, on nous invite à nous méfier des œillères du monde moderne, et à nous questionner sur ce qui se trouve en hors champ...


Ainsi, à l’instar de cette affiche où la protagoniste apparaît en contre-plongée, dans un état de transe musicale, les premières minutes du film tendent à diriger notre regard vers une certaine image préconçue : celle de la femme forte qui a su se faire une place dans un monde d’hommes. Une figure de la femme moderne qui va progressivement s’altérer au gré des rumeurs qui vont remettre en cause sa probité : elle aurait usé de son pouvoir pour séduire et manipuler des élèves, reproduisant finalement les comportements délétères du patriarcat. L'ambiguïté qui s’en dégage sera habilement prolongé par Field, notamment en arborant un point de vue ouvertement subjectif, à l’encontre de sa protagoniste, et en reléguant les victimes en hors-champ (comme Krysta, par exemple).


Le point de vue de TÁR se complexifie alors joliment en écornant l’image policée de Lydia, en mettant en relief ses tentatives de dissimulation et son incapacité à faire face à ses actions. Il en découle une paranoïa grandissante, s’alimentant non pas à un sentiment d’injustice, mais à celui d’une culpabilité inéluctable, ce que le film traduit à la faveur de séquences jouant avec les codes de l’horreur. La tentative de complexification passe également par le recours à l’ironie dans sa manière de nous décrire un personnage fuyant sa propre réalité. Une ironie portée par le titre lui-même, avec ces lettres majuscules imposantes qui renvoient à la suprématie de l’auteur, et cet accent sur le A lourd de prétention. Contrairement à son personnage, Field, lui, fait preuve de modestie en mettant en valeur certes Cate Blanchett, son actrice vedette, mais également tous ceux qui ont contribué au film en plaçant leurs noms dès le générique d’ouverture. L'orchestre est bien là, et c’est lui qui est mis en avant.


Ironiques également, les dialogues du film qui confrontent le passé des compositeurs de musique classique avec un point de vue politique bien plus contemporain : comme cet élève refusant de jouer Bach du fait de sa misogynie. Un abord caustique du thème de la cancel culture qui permet à Field de jouer de nouveau sur les ambiguïtés et de laisser au spectateur la possibilité d’élaborer lui-même son propre jugement : qu’est-ce qui est juste, injuste, morale ou condamnable ?


Le problème de TÁR, c’est qu’il ne tient pas ses bonnes intentions sur la durée : après avoir longuement travaillé les ambiguïtés, le film termine ses dernières minutes dans une simplicité quelque peu décevante : la multiplication des éléments perturbateurs (les problèmes de la fille de Lydia, le drame d’un membre de l’orchestre...) propulse finalement le film sur un chemin balisé qui est celui de la chute du piédestal. Seule la dernière séquence parvient à restaurer cette ambiguïté et à nous interpeller par la même occasion : à l’autre bout du monde, la reine déchue met ses talents au service du jeu vidéo devant une assemblée de cosplayers. Et, à l’instar de la première scène, plusieurs points de vue s’offrent à nous : on peut percevoir la déchéance et le ridicule de celle qui pensait avoir tant de pouvoir ; tout comme on peut distinguer cette fièvre qui l’habite même loin du faste de Berlin, cette passion qui l’anime toujours et fascine un public désireux de vibrer à l’unisson...

Procol-Harum
7
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le 26 janv. 2023

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