Les toiles de Mère, ou l’éducation par l’image

Au cinéma, tout est affaire de regard. C'est même l’essentiel, comme nous le soufflera le plus génial des borgnes du cinéma ricain dans les dernières minutes de The Fabelmans. Une attention artistique qui se traduit chez Steven Spielberg, évidemment, par le célèbre « Spielberg Face », ce plan captant le regard de personnages témoins sur lequel se reflète le choc, l’horreur, la fascination ou l’humanité provoquée par le spectacle du monde. Une image vaut plus que mille mots, elle est la porte ouverte à notre tréfond intérieur, à tout ce que l’on ne saurait exprimer, elle est à la fois motif de tromperie et moyen par lequel le réel s’apprivoise. Celui de Spielberg se révèle à travers elle, à partir du moment où l’on apprend à porter notre regard au-delà des simples évidences.


Et, au premier regard, la chose n’est pas si simple avec The Fabelmans. La nouvelle production proposée par Spielberg semble classique, banale, calibrée comme de l'entertainment consensuel. Bien qu’il y ait des moments marquants, çà et là, le film ne semble pas construit sur un axe voué à l’action ou à l'innovation enthousiasmante : hormis un déraillement ferroviaire en ouverture et un soupçon de mélodrame bon teint par la suite, les instants fertiles en rêves et grands frissons sont plutôt rares à l’écran. On est loin des chocs visuels que furent Jurassic Park, E.T. et Les Dents de la mer. Et pourtant, le rapport à l’image qui se construit patiemment durant tout le long-métrage nous envahit progressivement, comme un feu qui couve sous l’imagerie grand public, laissant poindre les beautés délicates d’une complexité jusqu’alors insoupçonnée. C'est la singularité d’une vie, celle d’un cinéaste qui se dévoile pudiquement à travers la surface hyaline de ses images. Sans en dire trop, mais en nous faisant ressentir suffisamment pour que l’on comprenne son regard, sa sensibilité propre, ses aspérités cachées par les dehors lisses d’un cinéma populaire.


Tout est dit, d’une certaine façon, dans la séquence d’ouverture qui octroie au populaire et mésestimé Sous le plus grand chapiteau du monde (Cecil B. DeMille, 1952) une dimension fondatrice : plus qu’un simple divertissement, le cinéma grand public attise les passions et éveille les consciences. Ce rapport à une imagerie considérée comme consensuelle, et le besoin de contrôle qui en découle pour le protagoniste, complexifie immédiatement toute conception innocente du cinéma en tant que « machine à rêves ». En comparaison avec d’autres odes à la création artistique, sa grande force est d’arriver à illustrer à l’aide d’exemples concrets et personnels, avec une vraie finesse visuelle et émotionnelle, le cheminement intime permis par une éducation à l’image : grandissant une caméra à la main, Sammy (Mateo Zoryan et Gabriel LaBelle) est amené, à la suite d’accidents plus ou moins dramatiques, à prendre conscience du pouvoir cathartique de son appareil, l’utilisant pour dompter ses peurs et révéler les sentiments les plus secrets des individus qui l’entourent. Pour Spielberg, le cinéma devient l’art et la manière d’appréhender la complexité parfois toxique du réel, contrairement à une pratique qui serait purement mercantile ou qui relèverait du hobby – comme le note par erreur Burt, le père de Sammy, contrairement à Mitzi, sa mère. L'amour pour le cinéma se confond alors subtilement avec l’amour pour une mère et la relation de cette dernière avec l’art. C'est-ce qui différencie The Fabelmans des autres films de Spielberg, et le rend aussi surprenant, voire déroutant.


Relativement indolent de par son rythme, The Fabelmans reprend les codes et le langage des films centrés sur l’enfance pour diffuser une certaine forme de nostalgie : tout est baigné d’une lumière vaporeuse, diffuse, digne d'une carte postale représentant ces quartiers modernes et idéalisés des années 50. L'idée est de donner plus d’importance aux souvenirs qu’au suivit d’une narration gentiment rectiligne. Des souvenirs au sein desquels le cinéma et la figure maternelle occupent une place prépondérante, jusqu’à se confondre parfois. Une évocation de la mère qui sera au centre de la mise en scène spielbergienne avec ces teintes de jaune et de bleu qui rappellent sa présence dans les différents logements occupés (ou son absence dans l’appartement du père après la séparation) ; des couleurs (le bleu de la robe, le doré des cheveux) qui vont être associées de manière intime avec le cinéma lorsque Mitzi va danser sous les phares des voitures, ou lorsque le jeune Sammy va recueillir au creux de ses mains ces images colorées qui vont guider sa vie : la mère et le cinéma sont liés pour toujours dans son imaginaire, ses souvenirs (on notera que le bleu migre vers Sam, colorant le regard de ses premières années). Avec The Fabelmans, Steven Spielberg clame son amour pour ces deux entités qui sont pour lui indissociables.


Astucieusement construit comme une suite de souvenirs enchainés, le scénario fait grandir et complexifie le lien qui unit Sam avec sa mère et le cinéma. Ainsi, si sa première rencontre avec le cinéma est permise par ses deux parents, c’est grâce à sa mère qu’elle se mue en « rencontre du troisième type », en expérience à jamais « extraordinaire » : les conseils techniques du père ne sont rien, en effet, sans ce regard maternel dont la sensibilité contagieuse permet de sublimer le moment : dès lors, le cinéma ne peut se réduire à une simple expérience de consommation (la salle, le ticket que l’on achète), il s’apparente bien plus à un univers puissant et mystérieux dont la présence affleure à la surface de l’image (un art de vivre et de percevoir le monde). Cet apprentissage du sensible, sous le regard de la mère, lui donne accès à la dimension « magique » du cinéma : la supercherie (permise par la technique) n’est rien si elle ne permet pas de densifier le réel en sens et en émotion. Les conseils maternels, en matière de « mise en scène », vont lui permettre d’utiliser à bon escient la caméra (l’objet du père) : c’est ainsi qu’il sait reproduire cette séquence marquante perçue au cinéma, c’est ainsi qu’il apprend à apprivoiser ses émotions. En découvrant le cinéma avec cette complicité maternelle, il découvre une façon de contrôler son univers : s’il peut diriger des objets, puis des personnes, alors il peut maîtriser ses émotions et le déroulement des choses. Faire disparaître la peur de plonger dans la vie.


Discrètement, avec tact mais également didactisme, Spielberg utilise le pouvoir suggestif des images pour faire de cette sensibilité le point essentiel de son art, de sa personnalité. Une sensibilité dépourvue de naïveté, comme le montre cette scène admirable où les images muettes permettent à un fils et une mère de s’exprimer tacitement sur les non-dits et les secrets. Une sensibilité, surtout, qui lui permet de lire le réel autrement, en décelant sa valeur essentielle (la vie de la grand-mère qu’il perçoit en observant sa peau, tandis que son père passe à côté de l’instant en regardant oscilloscope), ou en lui octroyant tout son sens (le film de fin d’année scolaire montrant ses persécuteurs sous un jour qui lui convient). Une sensibilité qui transforme ainsi un simple geste de cinéma (l’élaboration d’un plan) en un changement de perspective, en une manière différente d’appréhender le monde. Un art de vivre qui ne se s’explique pas (John Ford, d’ailleurs, utilisera les images plutôt que les mots pour transmettre sa leçon), mais qui permet de traduire graphiquement des émotions, du ressenti, de l’indicible : c’est ce que le dernier plan exprime admirablement avec cet horizon qui s’élève au-dessus des toits des studios ; comme si le cinéma, à l’instar du regard maternel, nous permettait de tutoyer des cieux jusqu’alors insoupçonnés...

(7.5/10)

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le 25 févr. 2023

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