J'ai découvert cet OVNI en octobre 2019 lors d'une étrange et surréaliste projection à Vérone, où il a suffit d'une affiche de DTV aguicheuse Jesus Rolls: Quintana è tornato! et il m'a semblé quelques temps être plongé dans une réalité parallèle Dickienne où The Irishman serait sorti au cinéma. Mais cet événement, aussi surprenant soit-il, n'a pas réussi à en faire un bon film. On ne peut même pas s'énerver contre lui ni crier au scandale tant son existence même relève du divin. Et si quelqu’un se met à cracher son venin sur The Jesus Rolls, je lui dirai sans hésiter qu'il est inutile de chercher à tuer le mort. Ce serait comme reprocher à un tétraplégique de ne pas pouvoir marcher. D’ailleurs, ça ne peut même pas être un film, juste un douteux rêve éveillé.
Comment ? C'est la question qui me turlupine le plus. Comment des gens ont-ils pu faire ce film ? À quel moment John Turturro s’est-il dit qu’il tenait un bon scénario ? Qu’il tenait un bon Jésus ? Qu’il tenait un bon film ? (Pas sûr, cependant, qu’il considère son film comme bon.) Car même ces bons vieux Joel et Ethan ont compris que ça sentait le putois. Il est clair qu'ils n'ont pas voulu vexer leur vieil ami John Turturro. J'imagine ce qu'ils ont dû penser en lisant le script et visualise parfaitement leur tête, mais ils ont quand même fait valoir leur crédulité artistique : et de fait, aucune référence directe ou indirecte n'est faite à The Big Lebowski.
JOHN : « Comment vous le trouvez ? »
J&E : Hum-hum. « Oh, tu sais, John, c’est pas mal, franchement. Mais qu’est-ce que tu en dis d’enlever le caméo du Dude ? Crois-moi, ton film gagnerait à être à 100% un stand-alone sur ton personnage. »
Car franchement, Jesus ne Rolls pas tant que ça (sauf peut-être dans le fossé où il vient de se vautrer). Trop occupé à singer Les Valseuses, Turturro a oublié qu'il devait faire un film sur Jésus Quintana. Il a même oublié comment le jouer. Quintana n'est plus qu'un vague ersatz, une figure plus ou moins semblable du personnage, mais ça n'est qu'une ombre du Jésus qu'on a connu. Jamais fun, jamais dans l'excentricité, jamais over-the-top, il a même oublié qu'il était pédéraste et exhibitionniste, pervers assumé et un brin pédophile. Ce Jésus est l'autre face, plus sage et rangée, d'un personnage que l'on peut désormais qualifier de schizophrène. Et les première minutes parlent d'elles-mêmes. La brève tentative de nous montrer le Jésus de Hotel California ne suffit pas à nous berner. Jamais de punch dans le montage, jamais d'engouement pour la moindre scène, le film n'essaie même pas de cacher la misère.
ZOOM sur une erreur de raccord cruelle : au début du film, une discussion entre Jésus et son pote commence en voiture puis se poursuit à pieds. Lors de l'ellipse où on les reprend à pieds dans la rue, on voit les personnages commencer à marcher au tout début du plan, à une frame prêt de la fin du "action!", brisant la continuité qui aurait voulu qu'on les prenne déjà en marche.
De loin, on verrait un film amateur réalisé par un cinéphile avéré mais sans talent, une sorte de fan-fiction fauchée qui se serait vue incompréhensiblement distribuée. On peut évoquer le budget, visiblement anémique, qui substitue la Los Angeles façon sixties du Big Lebowski à une bourgade vide, sans existence ni charme et fondamentalement dépressive. Pas un figurant ni aucune vie en arrière-plan. Juste les personnages et le strict minimum nécessaires à la scène.
Malgré tout, je le crois, Turturro et son équipe avaient sans doute les meilleures intentions du monde. C'est donc assez triste de voir le résultat. Je n'ai jamais ressenti de colère où d'agacement devant le film. Le sentiment général - que je ressens sans doute à ses dépens - c’est un profond sentiment de dépression, et de mélancolie.
À l’image du personnage de Susan Sarandon, ce film est comme un épilogue. Le moment d’après d’un coup d’éclat, d’un grand moment, où l’on découvre un retour à la normale, qui nous plonge dans une vie qui ne veut pas être vécue. Même les soubresauts de vie ne nous touchent plus : l’amour naissant entre les personnages d’Audrey Tautou et Pete Davidson paraît futile, et la scène de bowling est obligée mais sans âme. Une veine tentative de retrouver un sentiment de vitalité, de nous rapprocher d’une époque meilleure mais révolue. Comme si le personnage essayait de recréer ses meilleurs souvenirs, mais ne réussissait qu’à accoucher d’un succédané pâle et sans émotion, ne pouvant combler la tristesse d’une vie viscéralement vide. Et comme Jésus, nous ne sommes plus les mêmes et la fête est finie. Le temps a fait son œuvre autant dans notre réalité physique que dans ce monde, et aucun des deux n’est plus le même qu’il y a vingt ans. De l’eau a coulé sous les ponts, comme disait l’autre, et a embarqué la jeunesse fougue de ces personnages qui étaient plein de vigueur et d’esprit. Cela, Joel et Ethan l’ont compris, avec leur volonté de ne jamais donner suite aux aventures du Dude.
Comme une ode à un passé perdu, la nostalgie s’est transformée en une douce mais froide mélancolie. On regrette cette époque qui nous a fait rêver et qu’on ne pourra jamais retrouver. L’idée de réinterpréter Les Valseuses pouvait aller dans ce sens, nous faisant suivre des personnages perdus, à la recherche de leur vie passée, mais piégés dans le présent, seuls avec le souvenir de qui ils étaient. Dans d'autres conditions, le film aurait pu être meilleur, voire très bon. Mais dès les premiers plans du film, j’ai compris à quoi j'allais avoir affaire. Alors j'ai pris sur moi et ait regardé The Jesus Rolls, et même si ça riait dans la salle, je me disais, sans méchanceté, que c'est un film qui pour son bien, n’aurait peut-être pas dû exister.
Comme quoi, finalement, on peut la faire à Jésus.
Rédigé en mai 2020.