La subversion à l'huile de Palme

Transgressif, audacieux, hors normes, voilà généralement les qualificatifs associés au dernier récipiendaire de la palme d’or, le très prisé Titane de Julia Ducournau. Alors certes, voir un body-horror, français de surcroît, être ainsi mis en valeur a de quoi réjouir tous ceux qui rêvent d’un cinéma affranchi de toute léthargie, tiédeur, et considération purement commerciale. Mais l’exercice, aussi intéressant soit-il, mérite-t-il vraiment tous ces éloges ? Difficile de s’en convaincre tant le second film de Ducournau ressemble à un premier, avec ses maladresses, sa fébrilité, son besoin mal contrôlé de vouloir convaincre et épater à tout prix. Difficile de s’en convaincre, également, tant ce que l’on nous présente comme “innovent” n’est en fait qu’un agglomérat de déjà vu et d’élans finalement assez consensuels. Un film vraiment subversif peut-il être primé à Cannes ? Poser la question, c’est déjà un peu y répondre...


Incontestablement, Julia Ducournau a du talent et le sillon qu’elle s’évertue à creuser au sein du cinéma français mérite amplement notre attention. Ses qualités formelles, déjà perceptibles dans Grave, lui permettent par exemple de donner chair à de véritables univers graphiques, mélangeant les matières (le métal, l’organique) aux substances (pétrole, fluide corporel), tout en malmenant nos représentations et nos sens (peau percée, coït assourdissant...). Le résultat interpelle, du moins au début, reconnaissons-le. Néanmoins, les changements de ton et de registres laissent pantois, tout comme les agissements du protagoniste qui ne semblent être qu’un prétexte à ce qui sera le cœur du film, à savoir la relation entre Alexia et Vincent. Le portrait qui nous est fait de ce dernier, d’ailleurs, nous réserve de beaux moments de cinéma, en sondant le mal-être de cet homme tourmenté, aussi repoussant qu’attendrissant, dont le besoin d’amour paternel l’élèvera au-dessus de tout présupposés liés au genre. Seulement, autant ce glissement opéré vers une étude intimiste des personnages est appréciable, autant le résultat peine à convaincre lorsque les préceptes liés au genre refont leur apparition : tout semble forcé, malhabile dans sa volonté de nous arracher des larmes après nous avoir remué les tripes. C'est comme si cette effusion d’images chocs ne servait que de simple maquillage à un scénario somme tout assez convenu sur la recherche de la résilience. Le spectaculaire visuel, mêlant amples mouvements de caméra, sexe et violence, est en effet vite mis au service d’une démarche artistique dont les velléités subversives s’effacent derrière la détermination d’un auteur qui cherche à émouvoir et à plaire au plus grand nombre.


Pourtant, d’après Julia Ducournau, c’est l’esprit transgressif qui prédomine chez elle, comme le rappel le discours qu’elle a tenu en recevant la Palme d’or : « Vous savez, maintenant que je suis devenue adulte et réalisatrice, je me rends compte que la perfection n'est pas une chimère, c'est une impasse. […] Et la monstruosité qui fait peur à certains et qui traverse mon travail, c'est une arme, une force à repousser les murs de la normativité qui nous enferme et qui nous sépare ». Or, dans Titane, les « monstres » entraperçus sont plutôt conventionnels. Comme cette figure de la femme violente, incarnée par l’héroïne, qui a été dépossédée de son caractère subversif à force de parcourir les écrans du cinéma populaire (Aliens, Thelma and Louise, Kill Bill, etc.). L’hypersexualisation qui en découle souvent est également un autre poncif cinématographique, que Ducournau tente de faire voler en éclats en opposant l’imagerie classique du male gaz (la danse érotique sur le capot de la voiture) avec une autre qui se voudrait éminemment atypique (la jouissance féminine à l’intérieur de la voiture). Une démarche audacieuse, certes, mais qui ne fait pas long feu puisque Ducournau se précipite vers un autre poncif qui est celui de la femme fatale lesbienne/bisexuelle (Basic Instinct, Sexcrime, etc.).


D’une manière générale, Titane finit par plonger dans le conventionnel qu’il voulait dénoncer. On citera par exemple cette tentative de bousculer le schéma classique du rape and revenge, en faisant de la victime présumée une prédatrice (elle pénètre, avec son aiguille à cheveux, le corps du harceleur), avant de saborder ses intentions par une ligne directrice peu claire et donc peu efficace (elle tue de manière désordonnée, pénétrant l’homme avec un pied de tabouret, attaquant l’amie lesbienne pourtant protectrice...). Ou encore cet essai, un peu vain, de corrompre les poncifs du body-horror : les modifications organiques (le liquide noir qui suinte du corps, le ventre qui se désagrège...) renvoient avec insistance aux stéréotypies du cinéma d’horreur montrant une grossesse monstrueuse (Rosemary’s Baby, Chromosome 3...). Le plus embêtant, sans doute, est que Ducournau finit par prolonger, elle-même, le male gaze en développant la relation qui unit Alexia et Vincent. Sous le regard de cette figure masculine, Alexia devient Adrien (tête rasée, uniforme masculin...), elle obéit au précepte du père : « tu seras toujours mon fils ». D’ailleurs, elle finit par rentrer dans les rangs, oubliant sa nature transgressive, lors de la scène du car en abandonnant la jeune femme noire à ses harceleurs. La figure paternelle est généralement perçue comme une source d’épanouissement (c’est auprès de lui qu’elle sourit, parle, exprime des sentiments), tandis que la figure maternelle (la mère d’Adrien) est caractérisée par sa froideur et son manque d’empathie. La monstruosité de Titane, plutôt que de dénoncer le patriarcat conventionnel, en vient ainsi à le célébrer et à s’y soumettre.


Evidemment, même dans ces conditions, le film peut emporter notre adhésion à partir du moment où il est capable de communiquer, engendrer, des émotions franches et durables. Une qualité difficilement perceptible chez Julia Ducournau tant elle paraît obnubilée par le registre de l’épate : les scènes chocs, les citations cinéphiles et les performances audiovisuelles finissent par se consumer dans le vide émotionnel à force de ne rien dire, ne rien transmettre, ne rien partager. La litanie des effets ostentatoires, des trop-pleins de séduction, laisse trop peu d’espace au spectateur et à sa sensibilité propre. La lassitude le gagne, tant le film donne l’impression de partir dans toutes les directions, tant Ducournau semble penser le cinéma uniquement à travers le prisme du coup d’éclat. Or un film ne peut se reposer sur l’existence de quelques scènes marquantes, il lui faut de la cohérence, de la consistance, de la densité. Un manque de liant cinématographique qui entrave le dialogue esthétique, la création d’un véritable lien émotionnel avec le spectateur : Titane déçoit en suscitant si peu d’amour, de colère ou de réflexion, en nous troublant vaguement et en indifférent grandement ...

Procol-Harum
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le 18 août 2021

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