Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde par Spectateur-Lambda

Dans ce village de pêcheurs niché au cœur de l'immense embouchure du Danube, littéralement à trois kilomètres de là où finit le monde et où commence la mer, se joue les conséquences d'une homophobie ordinaire résultat non pas d'une idéologie réactionnaire comme on peut encore hélas la rencontrer chez nous, mais fruit avarié d'un atavisme d'habitudes ancrées dans une réception du monde et de la différence orchestrée par les traditions, qu'elles soient structurelles ou religieuses.


D'ailleurs si l'on fait exception des portables et de deux ou trois éléments tout à fait contemporains, rien ne permet d'affirmer que ce film se déroule aujourd'hui ou il y a 30 ans. Les architectures témoignent d'un besoin d'efficacité vis à vis de l'activité principale des habitants, avec des maisons ouvertes sur les nombreux bras du fleuve où l'on vient amarrer sa barque, des bâtiments officiels qui suintent toujours l'esthétique communiste. Les habits du quotidien sans aucune liberté laissée au questions de mode sont eux aussi pensés pour un usage pratique. Les petites magouilles organisées pour substituer une infime partie de ses revenus aux appétits voraces de la bureaucratie désormais libérale ne sont pas sans rappeler les petits arrangements en vigueur naguère pour substituer aux appétits voraces de la bureaucratie socialiste les produits de son labeur. C'est un village rural de Roumanie, comme il doit en exister des centaines, où chacun se connait, s'observe, où les figures d'autorité sont le policier et le prêtre, où la figure influente incarnée avant par le représentant du "Politburo" local l'est désormais par le notable devenu figure inévitable par ses relations et son argent. La mémoire de Ceausescu résonne encore parfois, marquant une forme de nostalgie d'un temps révolu mais qui a été remplacé par une doctrine politique bien plus féroce pour tous les laissés pour compte qui composent les strates les plus populaires de ce pays.


Dans ce cadre idyllique, aux paysages somptueux, sublimement mis en valeur par la mise en scène et une photographie admirable, où les parfums d'un été en pente douce affleurent, un été qui se drape dans les roseaux sauvages, lézarde aux rayons scintillants d'un soleil qui dessine les ombres et offre des contrastes de luminosités variant selon l'heure. Ce cadre idyllique mais également à son corps défendant extrêmement isolant, enclavant, serti par la nature dont ilots marécageux, méandres tortueux, digues d'herbes impénétrables et autres sables enlisant constituent les plus efficaces remparts aux désirs de fuites ou aux regards externes. Comme un préambule naturel aux comportements humains.


Adi, lycéen en internat dans la grande ville de la région est revenu passer quelques jours de vacances dans sa famille, dans son village, il est comme tous les jeunes dans cette situation d'une telle banalité, à savoir que tandis que père et mère le pressent de questions, de projets à concrétiser, d'impératifs à conclure, lui ne veut que profiter du temps où il est là pour voir ses amis. Son amie d'enfance plus particulièrement avec qui les parents imaginent déjà planifier les noces futures et qui bien que traitée tout du film comme un personnage secondaire, parfois même absentée du scénario se révèlera en définitive primordiale dans un final libérateur aussi puissant que âpre, aussi radical que nécessaire mais dont je ne dévoilerai rien ici.


C'est au cours d'une nuit qu'Adi subit une agression d'une rare violence, laissée complètement en hors champ, nous spectateurs mais aussi les autres personnages du film, à commencer par le père du jeune homme, n'en voyons que les stigmates d'un visage tuméfié, d'un corps meurtri et quand l'enquête conduit ce père à supposer que cette agression pourrait avoir un lien avec une dette qu'il a contracté auprès de l'homme influent de la communauté, les autorités policières paraissent d'abord désireuse de l'aider, le conseillant notamment sur ce qu'il convient de faire à propos de la "disparition" du téléphone d'Adi.

Adi lui n'a aucun souvenirs de son passage à tabac, ayant perdu connaissance un long moment, mais aux hasards d'un témoignage l'étau se resserre autour des fils de l'homme soupçonné d'être l'instigateur, mais encore une fois nous sommes dans une petite communauté et le linge sale se lave en famille, alors on va parlementer, discuter, tenter de trouver un terrain d'entente pour que l'affaire reste au village et que les "étrangers" de la grande ville ne viennent pas s'immiscer dans les querelles locales. La vérité quant aux raisons de l'agression d'Adi plongent alors tout ce petit monde dans un embarras profond.


Les deux assaillants avouent avoir frappé leur camarade parce qu'ils l'auraient vu embrasser le garçon, avec qui il partage un appartement en ville pour ses études, à la sortie de la boîte de nuit où les jeunes du cru ont leurs habitudes. L'agression, qui de crapuleuse qu'elle était considérée au départ, en devient une attaque homophobe, mais dans cette communauté traditionnaliste par habitus, rigoriste par la force d'un clergé impitoyable, cela ne peut advenir.

Les stigmates sont inversés et Adi de victime devient le mouton noir, le bouc émissaire, la victime expiatoire qu'il faut contraindre au silence, car si la chose s'ébruitait c'est toute la réputation, la quiétude et la tranquillité des lieux qui seraient menacés.

De pressions faites sur sa famille, de négociations contraignantes pour étouffer l'affaire, de la police plus disposée désormais à "oublier" les rapports qu'elle n'était prompte à aider ce jeune, tout se ligue contre Adi, qui n'a même pas le soutien de ses parents, eux aussi enchainés à ces siècles de visions sclérosées, d'ignorance sur ces questions. Dépeints à la fois comme dépassés par les événements qui jettent l'opprobre sur leur réputation mais aussi comme bourreaux. La mère abattue qui prie l'aide du prêtre orthodoxe de soigner son fils de cette maladie, lequel répondra par une séance de prières exorcistes d'une rare violence psychologique, le père qui dans un élan d'autoritarisme témoignant davantage de la perte de repères que d'une vraie volonté de sévir, va contraindre son fils à l'isolement.

Certains comportements peuvent paraître absurdes et hérités des pensées d'une autre époque, mais si on se rappelle qu'en France l'homosexualité n'est plus considérée comme une maladie mentale depuis la fin des années 80, hier donc, que régulièrement les faits divers font état d'agressions homophobes, qu'on subit encore y compris dans les grands médias des discours d'intolérance sur ces questions, on se dit que bien que se déroulant dans un village perdu d'un pays pétri dans son héritage culturel et politique dont on ignore beaucoup, le drame vécu par Adi pourrait survenir ici au pays des Lumières et qu'on est jamais loin de la coupure de courant.


Là où pour moi le film achève de me séduire, c'est qu'à aucun moment il ne porte un regard plombant ou accusateur sur ces gens, le cinéaste ne veut pas mettre en opposition les êtres mais les mentalités, les agresseurs comme la victime sont des jeunes, ils sont voisins se connaissent, ont certainement partagés les mêmes bancs d'école, participés aux mêmes regroupements festifs et éthyliques. Il dépeint juste les conséquences dramatiques qu'ont sur une population chaperonnée le maintien dans l'inconnu, dans l'ignorance.

De ce fait et je pense important de le notifier, il n'est nullement un acte militant LGBT et si comme moi vous n'appartenez pas à cette minorité mais que malgré tout les questions qui essaiment sur la tolérance, les problèmes liés aux violences que subit cette communauté, une forme d'ostracisation systémique vous touchent en humanité. Si comme moi hétéro affirmé vous êtes malgré tout effarés et attristés par les paroles inouïes de bêtises qu'on peut lire ou entendre de la part de petits nervis agités du bocal, refoulés notoires, prêts à fracasser du PD alors d'une ce film achèvera de vous convaincre de l'impérieuse nécessité de rester vigilant et de ne pas tolérer le moindre écart, et enfin il pourrait aider ceux encore timides à s'exprimer sur le sujet de peur d'être catalogués comme gay ou queer qu'en fait on s'en fout. Que votre réputation c'est le problème de ceux qui vous la font et que si les luttes et revendications LGBT existent encore aujourd'hui ce n'est certainement pas dans un but de "supprimer" les hommes ou répandre l'infamie dans la tête de nos enfants mais parce qu'il reste encore beaucoup de chemin avant que l'homophobie et donc la haine de l'autre soient aux rangs des tares du passé comme le sont désormais les procès en sorcelleries !


Spectateur-Lambda
8

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le 1 nov. 2024

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