Introduit par les paroles d’un personnage dénué de patronyme, celui d’une jeune Anglaise incarnée par Léa Seydoux, Tromperie prend son temps avant de nous dévoiler avec malice la promesse portée par son titre : on pense voir un mari tromper sa femme en multipliant les conquêtes, un homme tromper l’ennui en multipliant les aventures d’un soir, un écrivain tromper la célébrité et sa duplicité maladive en multipliant les rencontres anonymes et authentiques... mais nous nous trompons lourdement, pauvres spectateurs que nous sommes, car ces considérations éculées n’intéressent pas Desplechin, ce dernier préférant se réapproprier les mots (et maux) de Philip Roth contenus dans Deception afin de s’essayer à la duperie ultime, celle qui consiste à tromper la mort en faisant perdurer l’amour par la littérature, en secourant ce réel soumis aux affres du temps par les bienfaits régénérants de la fiction éternelle.


« Si tu devais être un personnage de l’Odyssée, qui serais-tu ? » ; à cette question a priori badine, posée avec humour par Philip, la jeune Anglaise répondit très sérieusement « Homère ». Une réponse certes surprenante mais surement pas gratuite : Desplechin nous rappelle qu’une œuvre appartient aussi à ses personnages, des personnages qui ont fabriqué des livres (comme ceux de Philip) ou des films (comme l’indique ce générique et sa mention « film dirigé par »), qui ont enfanté des histoires fictives aux répercussions évidemment bien réelles : devant une œuvre, on s’émeut, on rit, on pleure, on frisonne, on transpire (comme le rappelle régulièrement Philip durant le récit)… devant une œuvre, on se sent vivant, totalement, passionnément, lorsque la fiction entre en collision avec notre corps et notre esprit, avec notre propre histoire et notre amour-propre. Et si rien ne sépare vraiment la fiction du réel, nous dit Desplechin, ce qui peut décliner dans une dimension peut éventuellement perdurer dans l’autre...


Une croyance des plus réjouissantes que Tromperie expose avec entrain, faisant de la capacité fictionnelle à entretenir la vie le moteur de sa mise en images. Création et désir se trouvent ainsi étroitement liés, comme l’illustre le modus operandi de Philip dont la qualité d’écriture est pleinement dépendante des confidences qu’il recueille : l’écoute devient la principale vertu de l’écrivain, une écoute extrême cueillant les secrets extra-conjugaux entendus afin de garnir ses pages blanches d’un véritable maillage de tendresse. Son écriture réalise ainsi la fidèle cartographie des relations infidèles, gravant dans la matière littéraire son relief contrasté, son paysage intemporel parsemé de creux, monts et émotions. Une attitude artistique qui ne vampirise jamais la locutrice, les paroles s’échangeant de manière toujours consentie : la parole se substitue presque à l’acte charnel, offrant à l’autre la part de soi que l’on veut bien dévoiler.


Époque #MeToo oblige, même si l’histoire est censée se dérouler durant les années 80, Desplechin pousse les notions de partage et d’échange au cœur du processus créatif : pour que le récit soit vivant, la vie doit circuler entre l’artiste et sa muse, entre le créateur et ses personnages, perfusant chaque protagoniste de ressources régénératrices. Comme ces mots qui épaulent Rosalie dans son combat contre la maladie, ou encore ceux qui aideront la jeune Anglaise à s’affirmer. Le récit des amours de l’écrivain traverse ainsi le temps, liant inexorablement l’intime et l’histoire, faisant renaître par le mot des mondes que l’on croyait à tout jamais oublié ou disparu. Des mots au pouvoir évocateur puissant, comme ceux de la jeune Tchèque qui suffisent à faire ressusciter l’image lointaine d’une Europe encore coupée en deux.

Desplechin donne ainsi toute sa consistance à son film en jouant constamment sur le double niveau narratif du récit, s’attardant sur la liberté des échanges entre les amants, tout en sondant le processus d’écriture littéraire en cours. La beauté perce alors à l’écran lorsque le désir se transmet par le verbe, l’écriture se dotant d’une dimension érotique suffisamment puissante pour faire naître du mot la libido, le désir de vie. Une démarche qui pourrait facilement devenir artificielle et pédante si la jubilation, voire la dérision, était absente de l’écran, et surtout si les deux acteurs principaux n’étaient pas à la hauteur du propos : or ici, grande surprise, Denis Podalydès brille d’intensité et de magnétisme dans un rôle pour le moins sexué, tandis que Léa Seydoux impressionne par sa finesse. Mais c’est surtout par la musicalité de leur voix que la séduction s’opère, la voix basse de Podalydès s’accordant à merveille avec celle bien plus éthérée de sa partenaire.


Mais au-delà des relations extra-conjugales, ce sont les thématiques de Philip Roth que l’on retrouve à l’écran, le film abordant aussi bien la sexualité, la mort, le judaïsme que l’antisémitisme. Un éclatement des thèmes qui finit par desservir la cohérence du récit, puisqu’on navigue entre le bouleversant (le regard rétrospectif sur une vie, le souvenir fugace qui va en rester) et la fade redite (les interrogations sur l’origine, la communauté d’appartenance). Tromperie passionne, par contre, lorsqu’il se concentre sur l’intimité créée par ces échanges sans cesse repris et interrompus, une intimité riche de maux et de réflexion qui offre aux personnages la possibilité de se reconquérir eux-mêmes. C'est le grand talent de Desplechin que de montrer comment la fiction permet aux individus de reprendre le contrôle de leur vie, à l’instar du personnage de Léa Seydoux qui retrouve ce que le mariage lui avait volé : son intégrité de femme, la pleine possession de son désir.


En structurant son récit suivant la succession des saisons, Arnaud Desplechin associe implicitement l’amour à la mort, la perte avec sa renaissance. Finement, sa météorologie sentimentale explicite ce qui fait la grandeur et le drame de ces amours volages, ces instants que l’on sait périssables mais qui suffisent à remplir une vie lorsqu’ils apparaissent ou réapparaissent. Pour tromper cette perte, et la détresse qui va avec, le cinéaste défend les vertus de la fiction. C’est ce que laisse entendre ce final où Philip, après que son épouse ait découvert son carnet, explique que tout cela n’est qu’un jeu. Ce ne sont que des mots. Des excuses peu convaincantes tant l’écrivain semble pris à son propre piège, mais qui ont le mérite d’interpeller le spectateur : et si tout cela n’était que de la fiction, de la pure invention ? Qu'est-ce que cela changerait pour nous, si ces femmes étaient non pas de chair mais de papier ? Pas grand-chose en définitive, car on y a cru suffisamment pour que ces histoires (vraies ou fantasmées) laissent une trace dans notre imaginaire. On a bu suffisamment ces paroles pour que leurs vérités perdurent au plus profond de nous.

Procol-Harum
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le 17 mai 2022

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