Aux États-Unis, « un après-midi de chien » est une expression désignant les journées caniculaires du mois d’août. Tandis que par chez nous, un « temps de chien » renvoie plutôt à un climat maussade et pluvieux. Mais dans les deux cas, le sentiment qui en découle est le même : c’est la mélancolie, l’anémie, le malaise patent et diffus. Avec Dog Day Afternoon, en s’intéressant à un vol a priori facile qui perdure plus que de raison, en filmant un micro-événement qui enfle en affaire d’état, Sidney Lumet révèle la présence du malaise (social) et les causes qui lui sont associées : problèmes sociaux, tensions communautaires, politique sécuritaire, emprise médiatique...

Pour ce faire, notre homme applique les recettes qui ont fait le succès du Nouvel Hollywood : malmener les apparences, tordre les poncifs anciens, afin de faire émerger l’ambivalence et les troubles refoulés. Ainsi, ce n’est pas un hasard si le préambule est dédié aux clichés de l’Amérique moderne : filmées sur un mode documentaire, les images de la vie urbaine donnent l’illusion d’un calme apparent, d’une vie américaine qui serait tranquille, paisible ou idéale. Pourtant le malaise est bien là, tapi dans l’ombre, comme nous le suggère ce montage savamment orchestré qui multiplie les associations tendancieuses : grattes ciels et pierres tombales, plage et cimetière, progrès techniques et pauvreté, etc.

L’Amérique hollywoodienne, celle qui repose sur les clichés du rêve américain, va quitter l’écran dès l’amorce du générique : le drapeau se baisse, comme un symbole, à l’arrivée des tocards qui se prennent pour des héros : l’un des gangsters s’enfuit dès les premières minutes, quant aux deux autres, Sonny et Sal, ils transpirent l’amateurisme et leur maladresse est constante : que ce soit dans leur attitude (les armes sont difficilement brandies, les yeux sont écarquillés, les gestes hésitants), la préparation du hold-up (pas d’argent dans les coffres, pas de plan de secours…) ou encore la gestion des otages (ces derniers conversent tranquillement avec leur conjoint au téléphone, ou décident par eux-mêmes de ne pas sortir de la banque…). En une poignée de scènes, seulement, Lumet vient de faire dérailler l’ordinaire cinématographique, l’Amérique peut dès lors nous livrer son visage désenchanté.

On s’en rend compte rapidement puisque l’arrivée de la police coïncide avec un changement de tonalité : la légèreté ambiante s’efface pour laisser place à une gravité qui ne cessera de croître jusqu’au dénouement final. Une impression renforcée par une mise en scène qui joue habilement la carte du documentaire : récit en temps (presque) réel, absence de lumière artificielle, montage nerveux, utilisation des extérieurs et du public… le film peut alors quitter le sérail traditionnel pour s’engouffrer vers une représentation cinglante de son époque : les négociations entre les braqueurs et les forces de l’ordre vont prendre une dimension nouvelle, devenant celles menées par les opprimés face à l’Establishment.

Ainsi, plutôt que de chercher le sensationnel, Lumet s’attarde sur ses personnages et sur la prise de parole de ceux qui sont habituellement condamnés au silence : les homosexuels, les inadaptés sociaux, ou plus généralement les échoués du rêve américain. Si on peut reprocher au film d’étirer un peu trop ses séquences dialoguées, c’est bien la place prépondérante accordée aux mots qui lui donne toute sa saveur : face au rouleau compresseur du pouvoir (policier, judiciaire, médiatique), les braqueurs n’ont que des fêlures à opposer, que des vérités à brandir en guise de bouclier. Les mots prononcés deviennent aussi bien des banderilles destinées à la bien-pensance que l’extériorisation d’un mal profond, celui-là même qui est à l’origine du malaise initial.

C’est ainsi que Lumet parvient à mettre au jour des aspects peu reluisant de la société américaine, au premier rang desquels figure la marginalisation des homosexuels. Le choix de se concentrer sur les mots, sur les confessions de Sonny et de son épouse transgenre Leon (par le biais d’échanges téléphoniques ou d’une lettre dictée à haute voix), va permettre à Dog Day Afternoon de traiter frontalement et sérieusement un sujet habituellement abordé de manière superficielle (les allusions homosexuelles dans Rebecca ou The Rope), ou bouffonne (la caricature de la Tapette, Some Like It Hot, etc.). On notera par ailleurs que si le film vise juste, c’est en grande partie grâce au talent de ses interprètes, Al Pacino et Chris Sarandon étant magnifiques de justesse et d’émotion contenu.

Plus généralement, les mots permettent de faire éclore des vérités bien trop souvent tues, comme le triste sort réservé aux vétérans du Vietnam (perceptible à travers les échanges entre Sonny et Sal), ou encore l’oppression subie par les minorités. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la scène la plus marquante du film ressemble à un show théâtral : lorsque les négociations débutent, la rue se transforme en scène de spectacle et le braqueur maladroit en acteur déclamant son texte avec conviction : les « Attica » résonnent comme un cri de ralliement (en référence à la répression sanglante qui eut lieu dans la prison du même nom), réveillant la foule et provoquant l’autorité.

Mais si les mots peuvent être porteurs de vérité, l’image de ceux qui les prononcent peut également être détournée et trafiquée. C’est la subtile nuance que Lumet instille dans son film, lui permettant d’éviter le manichéisme ou le moralisme facile. Ainsi, en séduisant la foule avec ses mots, Sonny se construit une image déformée de lui-même et à laquelle il prend goût, cherchant son « quart d’heure de gloire » en se pavanant devant son public ou en distribuant les billets. On est loin alors de la vérité de l’homme qui se livre dans l’intimité du huis clos. De même, l’image que l’opinion publique peut se faire de lui est immédiatement faussée par la machinerie médiatique : en s’intéressant à son cas (en retranscrivant de manière lacunaire des communications privées, en mettant en scène des membres de sa famille), le monde médiatique le transforme en symbole des déviances de ce pays. Le trait est délicieusement sardonique, et préfigure bien sûr ce que sera Network. Cela dit, Lumet sait aussi nuancer son propos à l’égard des médias, en montrant par exemple que c’est bien la présence des caméras qui empêche les policiers d’appuyer sur la gâchette.

C’est sans doute à l’égard de ces derniers, ou tout du moins l’autorité étatique qu’ils incarnent, que Dog Day Afternoon se montre le plus virulent. Utilisant d’abord l’absurde comme arme, en opposant le surarmement des uns à l’amateurisme désarmant des autres (voir l’étonnante scène où Sonny découvre qu’il est dans le viseur des hélicoptères et d’une horde de snipers), Lumet se moque d’une autorité si peu sûre d’elle, qu’elle dégaine le bazooka à la moindre contestation. Mais le ton se fera beaucoup plus pamphlétaire dans la dernière partie, au moment où le FBI entre en scène : la nuit tombe, les esprits sont fatigués et la justice ne se gêne plus d’être aveugle. On reconnaît d’ailleurs la verve de Frank Pierson, puisque le film se termine de la même façon que le très bon Cool Hand Luke : face aux paroles porteuses de vérité, la balle est le seul argument qui reste au défenseur du mensonge et des illusions.

Procol Harum

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