Sur bien des points, Un Jeu Brutal annonce ce que sera l’œuvre de Jean-Claude Brisseau et mérite, en ce sens, toute notre attention. Même si la maîtrise n’est pas encore totale, notamment en termes d’écriture, on retrouve son univers cinématographique pour le moins atypique, faisant la part belle à l’émotion, à la souffrance et au mysticisme, ainsi que la singularité de ce style associant l’âpreté à la délicatesse, le minimalisme à une attention exacerbée pour les lumières et les corps. On retrouve surtout son envie de faire un cinéma où la mise en images se gorge de sens, où la rudesse formelle révèle la douleur des êtres, où les saillies poétiques célèbrent la réconciliation de l’individu avec le monde qui l’entoure.
D’ailleurs, comme nous l’annonce la citation de Dostoïevski mise en exergue, la question du rapport au monde est centrale dans le film, et peut se résumer ainsi : comment déchiffrer le monde pour y trouver sa place, pour donner un sens à sa vie ? C’est le problème existentiel que Brisseau sonde à travers la confrontation entre ses personnages principaux, un père dont la “science” le pousse au meurtre et sa fille dont l’ignorance favorise une véritable haine de l’autre. En filigrane, bien sûr, le cinéaste, ancien enseignant faut-il le rappeler, pose cette question du rapport au savoir qui hantera, par la suite, bien des films (De bruit et de fureur, Noce Blanche, etc.).
On croise ainsi trois types d’enseignant, trois façons d’enseigner, qui sont autant de manière d’appréhender le monde. C'est à leur contact que la jeune Isabelle va grandir et trouver, ou non, les armes pour mener ce jeu brutal qui se nomme “réussir sa vie”. On trouve Lucien, celui qui fut en quelque sorte son tuteur durant sa prime enfance, et dont l’échec est probant : n’assumant pas lui-même ce qu’il est (l’amour pour la grand-mère qu’il cache, un peu à la manière du personnage de von Stroheim dans Boulevard du crépuscule), il ne peut rien transmettre, si ce n’est un rapport au monde faussé et tronqué. On retrouve surtout deux figures différentes de l’autorité : celle incarnée par Christian, le père adepte d’une éducation de fer, et celle de la mère de substitution, la très pédagogue Annie. Si les deux méthodes ont leurs effets positifs, la “folie” de Christian (sa paranoïa, ses pulsions criminelles) empêche toute communion avec le monde. C'est ainsi que Brisseau développe cette idée que la culture, à elle seule, ne peut venir à bout de la barbarie. Il ne faut jamais oublier la morale, nous dit-il, condition sine qua non à la clairvoyance.
Sans morale, on ne peut distinguer le bien du mal, la beauté de la laideur, on ne peut déchiffrer le monde et mener à bien son existence. Si le propos, tel qu’il est, peut faire craindre un film affreusement moraliste, Brisseau a au moins le mérite de ne pas s’enfermer dans la posture du donneur de leçons : il donne de la variété à ses effets de mise en scène, à son approche cinématographique, afin de tendre vers une finesse bienvenue.
Il a ainsi recours à la pédagogie, dans des séquences “d’explication de texte” (poème, liste des victimes), afin de mettre des mots sur des maux et sur l’essence même de l’humanité. Isabelle apprend à dépasser sa propre souffrance (effet cathartique, sublimation de la douleur) et à trouver en elle les clés pour vivre de manière apaisée : à la folie criminelle de Christian, elle oppose l’empathie d’Annie et rompt le cercle pernicieux de la haine. « Mon Dieu, empêche-le et pardonne-lui » : la connaissance et la morale lui permettant de ne pas ressembler à son père, la communion est dès lors possible. On notera, par ailleurs, que le didactisme de ces séquences est joliment contrebalancé par la sobriété ambiante et la justesse des comédiens (Emmanuel Debever, Bruno Crémer).
Mais Brisseau sait également potentialiser les possibilités du médium cinématographique afin de soutenir élégamment son propos, en jouant notamment sur les ruptures de ton et les codes cinématographiques (passage du thriller au mélodrame, de la violence des meurtres à une poésie contemplative). Il travaille notamment la notion du regard (regard que l’on porte sur soi, sur l’autre ou sur la nature environnante) pour charger ses images d’une véritable dimension symbolique : on perçoit les corps et leur langage de vérité, on entraperçoit la nature et la force qui l’anime. À travers l’œil de la caméra, notre regard gagne soudainement en lucidité. C'est-ce que nous dit l’apparition fantomatique qui vient clore le film : en troublant notre représentation du réel par du fantastique, il nous fait accéder aux vérités et aux beautés cachées. Le déchiffrage du monde est en cours...