La première image, aussi énigmatique que poétique d’Un monde parfait, peut servir de guide à qui serait tenté de lâcher en cours de route cette cavale un peu grossière. Temps d’arrêt, puzzle d’éléments disparates et à priori inconciliables comme un masque de Casper, une sieste estivale, des dollars volatils et un hélicoptère, elle anticipe ce qui fera finalement l’intérêt d’un film à l’équilibre assez étrange.
Récit assez convenu d’une évasion avec otage, road movie des sixties, Un monde parfait est l’occasion d’une radiographie d’une époque : l’Amérique et ses satellites (les témoins de Jéhovah, les criminels), l’émergence de nouvelles techniques d’investigation (le profilage, aussi lourdingue dans sa démonstration que dans la prudence frileuse qu’il occasionne chez les tenanciers du bon viel ordre western) ou le rôle de la femme (Laura Dern, à qui on confie la lourde charge de montrer qu’elle en a aussi sous la jupe). Tout cela n’est pas bien subtil, pas plus que ne l’est la dichotomie entre l’a priori gentil évadé Costner et son très clairement méchant comparse.
Ajoutons à cela des scènes vaguement comiques, un pseudo twist sur les liens entre le flic Eastwood et sa proie, un fédéral lui aussi méchant, chewing gum, harcèlement, lunettes noire et fusil à lunette noire de circonstances, et on a de quoi se défouler sur un film qui avance On the road with big sabots.
Pourtant, certaines séquences éveillent l’intérêt, et le duo entre l’évadé et le gamin fonctionnent pour la plupart, notamment grâce au jeu assez décalé et finalement authentique du jeune garçon, jusqu’alors délesté de tous les repères qui fondent l’Amérique qu’il traverse : un père, une culture du divertissement (Halloween), le coca, un flingue, et bien sûr, une bite. L’initiation qu’on lui propose aurait pu être bien plus sucrée que celle qui nous est proposée, et ces petits moments branques, comme le vol du costume ou le voyeurisme sur les ébats bovins de son ravisseur génèrent un apprentissage aussi efficace qu’ambivalent.
[Spoils]
Mais ce sont surtout les deux dernières séquences qui opèrent un véritable revirement. Alors qu’on pensait à peu près cerner le personnage, une réflexion assez brutale va s’imposer sur les apparences. C’est d’abord la découverte d’un inattendu, celle d’un hôte sympathique qui, sans raison, gifle son petit-fils, faisant surgir une tension qui ne va plus quitter le film. Prenant en charge la violence, Butch dérape soudain et rappelle les ravages d’une éducation, ou plutôt de ses lacunes, dans une gradation qui prend vraiment à la gorge, et que l’enfant constate en toute impuissance avant de s’affranchir dans un geste qui coupe le cordon aussi brutalement qu’il avait été noué : grâce à un flingue.
Oublions le ridicule qui fait vraiment tâche dans la séquence finale, la réaction des gentils Dern et Eastwood au coup de feu, à savoir un coup de poing dans la gueule et de genou dans les couilles du méchant à lunettes. Car les prises de vues sur cette prairie originelle, cette façon de désactiver le paroxysme dans un rythme languissant et des allées et venues qui n’en finissent pas et peinent à conclure, la profondeur de et du champ amenuisant ces protagonistes perdus dans une tragédie qui les dépasse nous font retrouver la lucidité et la pudeur du grand Eastwood réalisateur.


Tout n’est pas bon à prendre dans Un monde parfait, mais puisque le monde ne l’est pas, n’en attendons pas tant de ce film moins binaire qu’il n’y parait et qui, avec tant d’autres de son illustre cinéaste, gratte le vernis d’une Amérique qui a toujours brandi trop brillamment une imagerie univoque.


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Sergent_Pepper
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le 31 mars 2015

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Sergent_Pepper

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