C'est une véritable composition picturale qui ouvre « Une grande fille", découvrant en gros plan Iya, vêtue d'une blouse ocre à col vert vif, statue figée par une crise de tétanie. Puis, la caméra s'éloigne, la composition se fait plus large, gagne en profondeur et dévoile en arrière-plan les blanchisseuses d'un hôpital militaire, affairées, bruyantes, nimbées d'une lumière chaude et vêtues également de blouses couleur sable, agrémentées parfois d'un tablier rouge vif.


Des scènes d'intérieur de Vermeer, Balagov a gardé le silence ("je suis plus à l'aise dans le silence, j'aime vraiment le silence") et la confrontation des couleurs. Mais, ici le silence n'est pas apaisant, la quiétude qui se dégage habituellement des huiles du maître néerlandais, n'est qu'une fureur muette, inquiétante, le grondement sourd des émotions qui submergent les vivants, les survivant(e)s de l'interminable siège de Leningrad.


Une grande fille raconte l'après guerre, les terribles traumatismes auxquels ont du faire face ces hommes, mais surtout ces femmes revenues du front. Une ville, une société dévastées dans laquelle les rescapés sont des invalides, des vieillards, des adolescents, et les femmes, des combattantes blessées au plus profond d'elles-mêmes ou des femmes et des mères endeuillées.


En ce sens, il s'agit d'un métrage terriblement éprouvant, la souffrance n'y est jamais dissimulée. Elle est au contraire révélée avec une lenteur parfois excessive, ce qui conduit rapidement à s'interroger : où diable Balakov veut-il nous mener, va-t-on assister deux heures durant bouche béante, à une succession de tableaux esthétisants peignant la désolation de l'âme?


Puis peu à peu "Une grande fille" s'anime, Iya (LA grande fille), sort de sa catatonie, sourit, plaisante même avec les blessés. Encombrée par un corps trop grand, elle parait un peu malhabile, hésitante, mais son regard, son visage tout entier trahissent un amour de la vie, une réelle empathie envers ses semblables.
Car, Dylda est avant tout, la chronique d'une reconstruction, d'un retour à une certaine normalité, frémissant, presque imperceptible au début, lorsqu'apparaît Masha, l'amie d' Iya habitée par une foi invincible en un avenir meilleur. Elle aussi fut une "sorcière de la nuit" (nom donné par les soldats allemands aux quelques 800 000 femmes engagées dans l'armée rouge durant la guerre), elle aussi garde de la guerre des cicatrices indélébiles, mais en venant partager la chambre de "la girafe" dans le kommunalka (appartement communautaire), en plein cœur de ce qui deviendra Saint-Pétersbourg, Masha va révéler Iya. Unies dans un terrible secret (que le synopsis du film a le très bon goût de ne pas dévoiler), les deux combattantes vont se faire une promesse, celle d'accueillir de nouveau la joie, l’espoir.


Pour autant, le jeune cinéaste (Balakov a 27 ans lors du tournage), ne nous conduit pas soudainement vers des chemins idylliques. Certes les deux jeunes femmes vont s'égayer, sortir, rencontrer le gentil Sacha, un fils d'apparatchik amoureux de Masha, se parer de vert ("couleur de la vie de la fertilité" dira Kantemir), l'ocre du début "couleur du traumatisme" (Kantemir, encore) va insensiblement virer au rouge, symbole de "la fierté (retrouvée) des héroïnes" (Kantemir toujours).


Mais, aucun sourire, aucun regard, aucune musique ne suffira à effacer totalement les douleurs du passé. Leningrad restera pour longtemps une ville grise, déconstruite, les longs plans fixes, silencieux, les regards baissés des personnages trahissant les difficultés éprouvées à effacer les troubles. Le rythme du film demeure, -doux euphémisme-, contenu, presque contemplatif, mais toujours porté par une mise en scène admirable, restituant avec une précision inouïe cette Leningrad d'après-guerre, les éclairages blafards, les intérieurs aux couleurs surannées, les tramways bondés et même hors de la ville, le palais somptueux des parents de Sacha.


Les deux actrices sont filmées la plupart du temps en gros plan. Le cinéaste capture avec intensité, chacune de leur émotion, le moindre battement de cil, chaque expression de leurs regards. Elles sont magnifiées par une photographie incroyable, œuvre de la chef (cheffe?) opératrice, Ksenia Sereda , 25 ans (!).


Et puis comment passer sous silence, ces scènes mémorables, le repas au manoir exacerbant tout le mépris de la société d'après guerre pour ces "épouses de campagne", l'étrange danse de Masha dans sa robe verte ou encore la scène du tramway. La grande fille est un film magnifique, une œuvre picturale exceptionnelle, mais c’est également un film à la portée peu commune, qui emmène son spectateur très loin dans les émotions…

Yoshii
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le 14 avr. 2020

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Yoshii

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