Alan Wake
7.4
Alan Wake

Jeu de Remedy Entertainment et Xbox Game Studios (2010Xbox 360)

Alan Wake mit du temps à venir jusqu'à nos consoles. Une attente d'environ cinq ans qui prit, vers la fin, des allures de nouvelle arlésienne. Aux commandes, le studio Remedy Entertainment, déjà connu dans le milieu du jeu vidéo pour sa précédente licence, Max Payne.


La complémentarité des médias


Des rencontres étranges


Il est intéressant de voir comment les développeurs de chez Remedy ont utilisé la complémentarité des médias. De la vidéo, du son, du texte, de l'interaction, la conjugaison de ces médias servant toujours au déroulement d'une histoire, à la constitution de la psychologie des personnages.


Prenons un exemple précis. Tout au long de l'aventure, Alan Wake découvrira, parsemées ici et là, les pages d'un manuscrit qu'il aurait écrit. Même si notre écrivain n'en garde aucun souvenir, il amasse, un peu comme un lecteur de roman-feuilleton du XIXème siècle, les bribes d'un roman.


L'intérêt est multiple. Il s'agit déjà d'offrir au récit initial quelques distorsions. Autrement dit, les développeurs permettent un décalage entre les événements qui se déroulent sous nos yeux et son rapport sur papier. Ce qui est vécu et ce qui est dit n'est pas forcément la même chose. Une preuve de la distorsion de la réalité par l'écrit, de la difficulté de figer avec des mots des expériences (choix arbitraires de termes, oublis...).


Voici une anecdote illustrant ces récits parallèles non concordants. Au cours d'une escapade nocturne, près d'un garage, le joueur tombera sur une bande de possédés. Pour ma part, je les ai repoussés avec ma lampe torche et quelques coups de fusil à pompe. Après ce carnage, j'ai découvert une page de manuscrit sur le site. Je pouvais lire l'action vécue avec un déroulement différent. Le roman parlait d'un feu à main écartant les possédés. Feu à main que je n'avais pas lors de l'affrontement.


Parfois, ces pages éparpillées nous donnent un éclairage sur des ellipses Par exemple, un des employés de la commune de Bright Falls, Stincky, nous poursuit à un moment donné. Possédé, il cherche à nous abattre en nous chassant dans les montagnes. Après plusieurs mètres de course, le joueur perd de vue son poursuivant. Une page de manuscrit nous expliquera comment il a sombré dans les ténèbres.


A d'autres moments, ces écarts littéraires prennent la forme de l'anticipation. On lit, vers le milieu de l'aventure, que le narrateur se fait attaquer par un homme furieux avec une tronçonneuse. Très bien, on poursuit. Ce n'est que plus tard qu'en effet, une porte volant en éclat en haut d'une butte, on découvrira l'homme à la tronçonneuse. L'occasion de jouer avec nos nerfs en créant une tension de l'attente. Le joueur sait qu'il lui arrivera quelque chose mais ignore quand.


La folie se matérialise


Dans Silent Hill : Shattered Memories, on pouvait voir une matérialisation des peurs de notre personnage par la glace. Une ville se gelant, bouchant quasiment toutes les issues, des monstres, incarnant nos démons, à notre poursuite.


Dans Alan Wake, la peur, qui se conjugue souvent à la folie, s'incarne par un entremêlement d'éléments fantastiques. Le monde dans lequel déambule Alan est un monde qui oscille à chacun de ses pas. C'est cette instabilité qui va créer l'angoisse. Le joueur observe des ellipses, Wake ne se souvient plus de certaines choses, a même du mal à évaluer le laps de temps oublié.


Pour prendre un exemple concret, l'île sur laquelle Alan Wake séjournait avec sa femme au début de l'aventure, en réalité, n'existait plus depuis une éruption volcanique survenue il y a un moment de cela. Pourtant, notre écrivain s'y était installé la veille de cette cruelle constatation. Cauchemar non terminé ou délire ?


C'est principalement au cours des escapades nocturnes que l'on constate les distorsions angoissantes de l'univers de Wake. L'herbe devient floue quelques fois, plongeant notre écrivain dans l'incertitude ; des ombres noires passent de manière anarchique près de nous ou au-dessus de nous. Des grosses masses étranges, non justifiées par le climat, nous entourent. On pourrait encore parler du bruit du vent, inquiétant et irrégulier comme un sifflement chaotique, ou les distorsions de l'image. Les moyens sont nombreux pour déstabiliser notre écrivain et créer ce basculement du réel vers l'irréel, caractéristique fondamental des récits fantastiques. Du Horla de Maupassant jusqu'aux auteurs actuels.


A noter d'ailleurs que la folie de l'écrivain, ou plus précisément le labeur de l'écriture, est remarquablement mise en scène grâce à de petites séquences filmées projetées dans les télévisions que l'on croise. Wake est souvent de dos, parfois de face. Un plan fixe le filme, dans son bureau, travaillant. Il rumine, s'énerve, devient désordonné et surtout monologue. L'occasion d'entendre quelques saillies sur l'ascèse de l'écrivain, l'accouchement difficile d'une oeuvre.


L'écrivain et la créativité en berne


Alan Wake est également intéressant pour sa reprise d'un thème classique de la littérature, on frôle presque le cliché. Il s'agit bien entendu de l'angoisse de la page blanche chez l'écrivain, la fameuse panne sèche. Une thématique que l'on retrouve autant chez Stephen King que chez Jules Renard par exemple.


Dans son Journal, oeuvre la plus connue de l'écrivain français, on peut lire lors d'un séjour à la mer un long passage de Renard expliquant sa créativité en berne. Il dit ne pas savoir quoi écrire, il songe, réfléchit et du coup, par ce vide même, par cette description de la mer qui lui fait face, écrit un chapitre entier.


Alan Wake utilise ce thème en l'associant à l'isolation volontaire du personnage. S'isoler de la ville, d'un rythme parfois difficile à tenir, en se tournant vers une campagne a priori plus calme. On ne tient pas là une grande trouvaille, mais Remedy utilise intelligemment ce thème en réussissant à créer un univers accrocheur.


D'ailleurs, pour rester dans le cadre de la littérature, le jeu oscille entre plusieurs genres. Tantôt thriller, la recherche de la femme de Wake, disparue ; tantôt récit fantastique, les âmes possédées, les objets qui prennent vie ; tantôt récit de vie, Alan et sa femme dans leur appartement. Une oscillation qui montre la richesse du jeu.


Raconter sans dire


La force, du point de vue de la narration, d'Alan Wake c'est de proposer une narration parfois non forcée. Au lieu d'avoir tout le temps une voix-off ou de voir toutes les cinq minutes une cinématique, on se balade dans un univers riche qui ne demande qu'à être interrogé.


C'est pour cela qu'il est important de se balader, de discuter avec les gens qui vous interpellent, de lire les papiers ou les panneaux que l'on croise. On comprendra bien mieux la ville, ses spécificités, la mentalité des locaux, les événements qui chahutent le bourg. Des radios, disséminées un peu partout, permettent ainsi se tenir au courant.


Tracer son chemin, c'est passer à côté de l'essentiel, c'est oublier de s'immerger dans un monde vivant et voir se dresser devant nous toute l'épaisseur de cet endroit isolé. Raconter sans dire, sans forcé, en permettant des déambulations pédagogiques, c'est aussi ça la force du jeu vidéo.


Des références multiples


Les références aux autres médias sont nombreuses dans Alan Wake, nombreuses et intéressantes. Il ne s'agit pas de dire sans justifier ou de piller allégrement. Ici, chaque hommage, clin d'oeil ou reprise a son importance. Sans vouloir faire une liste trop longue, on peut citer Shining, Delivrance, Massacre à la tronçonneuse, Les Oiseaux pour le cinéma ; Twilight Zone pour la télévision (on retrouve des séquences de cette série sur des postes de télévision mais également une reprise du concept dans le séquençage du jeu. Les coupes permettent de créer le suspense, de faire monter la tension et donc l'envie de voir la suite. Silent Hill est également une référence pour le cadre des jeux vidéo ; Lovecraft, Stephen King pour la littérature.


Ces références nous arrivent soit par le biais d'une citation explicite, soit par une utilisation de l'environnement (ennemis, lieux...) soit par un détournement ou réappropriation de la formule originale.


Des phases variées


Remedy s'amuse et on le sent. Au lieu de proposer une expérience monolithique, calme et linéaire, même s'il faut l'avouer les déambulations dans la forêt sont très cadrées, les développeurs de Max Payne se permettent quelques écarts amusants.


On retrouve les fameuses phases oniriques, à la fin du jeu, dont le studio semble s'être fait une spécialité. Alan se retrouve dans des endroits clos, qui semblent pourtant infinis, paradoxe d'apparence, où les objets qui l'entourent sont des mots. En éclairant ces mots, certains s'effacent pour ouvrir une voie, une autre pièce du même type. A un autre moment, de retour chez lui, Wake voit sa maison en proie aux forces obscures. Sa femme forme un volute, des ombres noires se baladent à l'extérieur.


Certains de ces passages oniriques deviennent même des passages contemplatifs où l'on ne contrôle plus Alan mais l'oeil qui le regarde, une sorte de narrateur omniscient. C'est le cas lorsque Wake pense que sa femme, au cours d'une réminiscence, a sauté dans le lac bordant le chalet. On le suit, courant, l'image subissant des syncopes comme pour mieux matérialiser la fragilité du souvenir.


A côté de ces phases de jeu, on tombe parfois sur des scènes types d'une série B sévèrement burnée. C'est le cas lorsque Wake et son impresario se retrouvent dans un champ, sur une antique scène de concert, à dézinguer violemment à coups de projecteurs, de riffs de guitares et de balles fumantes des êtres possédés. Un délire proche des productions Troma.


Commentaire :


Alan Wake est un bon jeu, on en attendait beaucoup, peut-être un peu trop. Du coup, au lieu d'avoir un Shenmue bis, on se retrouve avec un jeu qui mélange action, un peu trop présente, et un peu de contemplation. Remedy maîtrise son sujet, sait être intelligent et créatif, mais n'évite pas certains défauts. Un gameplay vite redondant, une narration liée à l'exploration encore un poil timide...Malgré tout, l'aventure vaut le détour.

Al_Foux
7
Écrit par

Créée

le 31 déc. 2015

Critique lue 228 fois

Al Foux

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