Très, voire trop humain, Alan Wake n'est pas le héros type du jeu vidéo. Caractériel, parfois misanthrope, ouvertement torturé, peut-être même complètement à l'ouest, il réussira tout de même l'impossible. A savoir, livrer à la fois un blockbuster horrifique très rythmé, et une véritable réflexion sur le processus de la création littéraire. Ou de faire un jeu intellectuel qui n'en ait pas l'air justement, où l'histoire est primordiale mais ne prend jamais le pas sur le jeu, en une magistrale leçon de narration.
La part des ténèbres
D'entrée, le titre prend le joueur à contre-pied en le plongeant dans la confusion. Bienvenue dans la 4e dimension, vous entrez dans un espace où rien n'est sûr. Ces événements sont-ils réels ? Qu'Est-ce que la réalité d'ailleurs, quand on est un auteur de romans à succès, dont la seconde nature est de créer des univers de fiction ? A vous de juger, mais l'introduction du jeu en aura clairement défini les règles. Croyez ce que vous voyez à vos risques et périls. Après tout, le tableau est planté à Bright Falls, une petite ville trop tranquille dont l'atmosphère rappelle autant le Twin Peaks de David Lynch que les meilleurs romans de Stephen King. Le genre d'endroits où même ce qui devrait être rassurant semble vaguement inquiétant. Où la moindre remarque paraît chargée d'un sous-entendu anxiogène. Une bourgade comme celle-ci est nécessairement assortie d'une galerie de personnages secondaires atypiques qui, à un moment ou à un autre croiseront le chemin tourmenté d'Alan Wake. Qu'il s'agisse de deux vieux rockers sur le retour, de Rose la serveuse du Dinner, d'une étrange vieille dame ou encore de Sarah, le shérif de Bright Falls, tout ces personnages ont un vrai rôle à jouer dans l'histoire. Et leur personnalité est aussi détaillée qu'elle pourrait l'être dans un film. Et puis il y a Barry, l'agent et ami d'Alan : il est un ressort autant affectif que comique à ses heures. Avec ses faux airs de Joe Pesci, il continue à alléger l'atmosphère souvent pesante. Car le titre n'est pas dénué d'humour, au contraire. On croisera ainsi un agent du FBI enragé, et lancé à la poursuite de l'écrivain. Par ironie ou par dérision, il l'appellera systématiquement par le nom d'un autre auteur connu. De Raymond Chandler à H.P. Lovecraft, ces petits clins d'œil nous éclairent sur les références littéraires du scénariste Sam Lake. Mais surtout, tout cela est fait de façon très subtile et non intrusive, au joueur de s'intéresser ou non à tous ces à-côtés.
Dead Zone
Il en va de même pour le scénario. Si une partie est racontée à travers les événements vécus (et joués), et des cinématiques, tout le reste est à découvrir de façon optionnelle. En un vertigineux processus de mise en abyme, le scénario accumule les niveaux de lecture en exploitant tous les codes de la narration. A commencer par les monologues intérieurs de l'auteur, qui exposent autant son point de vue très personnel qu'ils éclairent sur son état d'esprit. Et puis on entre plus franchement dans le domaine de l'étrange, avec ces pages du manuscrit qu'Alan ne se rappelle pas avoir écrit, et qui apportent un nouvel angle sur l'affaire. Le sommet de la schizophrénie est atteint avec des TV diffusant des images de l'auteur, enfermé dans une petite cabane, et tenant des propos presque incohérents... Enfin, on en apprendra plus sur la ville en écoutant des émissions radio ou en lisant des informations touristiques près des lieux emblématiques. L'ensemble forme un jeu de miroirs se renvoyant à l'infini une image toujours plus déformée, symbolisant la fuite vers l'inconnu du personnage principal. D'ailleurs, peut-on vraiment dire que l'on incarne Alan Wake ? On est plus une sorte de témoin involontaire, comme dans un dédoublement de personnalité. Le titre en joue d'ailleurs en multipliant fausses pistes et incertitudes. Et tout cela est très maîtrisé, étudié et dosé à la minute près. Les développeurs s'ingénient ainsi à maintenir la tête du joueur sous l'eau, juste assez longtemps pour qu'il ne s'étouffe pas. Et les respirations offertes (la lumière du jour, une phase en véhicule) laissent à peine le temps de se remettre de ses émotions, qu'on replonge directement dans le cauchemar. Le déroulement du jeu est ainsi très linéaire, et les occasions de dévier du chemin indiqué sont rares. Ici, c'est un chemin de forêt menant à quelques munitions supplémentaires, là une cabane isolée avec un poste de radio ou TV. De la même façon, les phases se déroulant de jour sont très encadrées et scriptées, ce n'est pas comme si on pouvait se promener librement dans la ville pour interroger tout le monde. Après tout, on est dans le rythme d'une série où les événements s'enchaînent rapidement, et où chaque fin d'épisode est l'occasion d'un twist ou d'une révélation. Comme dans le dernier Alone in the Dark, sauf que là, c'est réussi. En premier lieu parce que c'est bien écrit, et toujours subtil. Et surtout, parce que toute la partie action fonctionne de façon très fluide et naturelle.
Shining
Loin d'être une figure de style, la lumière au bout du tunnel représentera toujours votre meilleur espoir. Plus que le plomb, les humanoïdes possédés et les objets animés par des poltergeists craignent surtout la lumière. De nature éthérée, ils ne prennent substance qu'épinglés par le faisceau boosté de votre lampe torche. Accroître la puissance lumineuse draine vos batteries très rapidement, et tant que vous n'avez pas percé la couche de ténèbres, l'ennemi reste insensible aux balles. De l'action donc, mais subtile puisqu'il faut gérer le changement de batterie, la distance des ennemis et le nombre de balles dans le chargeur qu'on rechargera manuellement, Alan Wake n'étant pas homme à manier un automatique. On mettra aussi la main sur des fusils à pompe ou de chasse, des pistolets de détresse, à ne réserve qu'aux grands moments de... détresse, justement. Exemple : attaqué par plus de cinq possédés à la fois. Les grenades flash (dont la présence est plus surprenante) seront à utiliser dans les mêmes conditions, tant elles sont efficaces mais rares. Ou des fusées de détresse, à tenir à la main pour agir comme un répulsif à ennemis. Ultime luxe, on trouvera très rarement de très gros projecteurs fixes mais orientables, dans ces moments-là, on se prépare à contenir un siège. Et quand tous les recours offensifs sont épuisés, il reste l'esquive. Déclenchée au dernier instant avant une attaque, elle entraîne un mouvement de ralenti si elle est réussie. Des principes du combat qui sont posés pour la plupart dès le début du jeu, pour une mécanique très efficace, mais qui ne se renouvelle pas vraiment sur la longueur. Ce sera peut-être l'un des seuls regrets pour un titre qui par ailleurs accumule les qualités. On a vu l'importance de la lumière dans les combats, mais elle joue également un énorme rôle du point de vue esthétique et technique. Avec les visages, très détaillés, les brumes volumétriques et les jeux d'ombre des nuages se déplaçant rapidement, tous les effets liés à la lumière sont particulièrement impressionnants sur le plan visuel. Et il y a les ténèbres, qui se comportent comme des volutes de fumée. L'ensemble est plus qu'agréable à l'œil, il forme un tout cohérent où la technique est essentiellement au service d'une ambiance, le plus souvent oppressante. De fait, si l'on excepte une fin un peu abrupte et cryptique, Alan Wake est une œuvre comme on en croise que rarement. C'est autant une aventure à la croisée des genres, dotée d'un scénario audacieux et brillant, qu'une expérience à part entière qui n'en finira pas de vous hanter.
VERDICT :
- Enfin une vraie bonne histoire ! (+)
- Ambiance unique en son genre (+)
- La bande-son de très bon goût (+)
- Prise en main intuitive (+)
- Assez court (8-10h) et dirigiste (-)
Inquiétude, terreur, empathie, exaltation... Alan Wake suscite un très large panel d'émotions. Mais surtout, il force le respect.