Broken Age: Acte 2
6.3
Broken Age: Acte 2

Épisode de Double Fine Productions (2015Mac)

La peinture à l'huile, c'est bien difficile (actes1 & 2) [sans spoiler]

Vous en avez probablement tous entendu parler, il s'agit d'un des titres les plus médiatisés avant même d'avoir son titre. Sans plus attendre, je vais vous parler de Broken Age, aussi connu sous le nom de Double Fine Adventure, que je viens de finir.



La campagne



Je n'avais pas participé à la campagne de financement car on nous promettait monts et merveilles sans même dévoiler ne serait-ce qu'une vague idée de ce à quoi s'attendre, et l'accueil à l'époque m'avait surpris, car j'avais déjà financé d'autres projets qui n'avaient pas suscité d'engouement particulier alors qu'ils avaient des bases solides à montrer.
Au-delà de ça, rien ne permettait de savoir si Tim Schaffer, auréolé de succès d'il y a 20 ans, savait encore faire de bons jeux d'aventure (car on ne peut pas dire que ses récentes productions touchaient au génie).


Et d'ailleurs, j'ai longtemps dénigré cette campagne qui me paraissait assez absurde, de par son gigantisme autant que de par la confiance aveugle de 90 000 personnes envers une gloire du passé qui débarque en disant « je vais faire un truc génial, si, si ».



Les soucis



Les années ont passé, le projet a connu bien des soucis, à commencer par une gestion au doigt mouillé particulièrement surprenante, qui a vu le jeu séparé en deux, puis être à court de financement en plein milieu alors que le projet bénéficiait d'un pactole par dix fois supérieur à la demande initiale.


Mais l'argent n'a pas, et n'est aujourd'hui pas le réel souci de Broken Age.


Son réel souci, ce sont ces presque 90 000 personnes, qui ont pour la plupart donné de l'argent sans savoir pourquoi, sans savoir à quoi s'attendre, et qui n'ont aucune espèce d'idée des défis que constitue le développement d'un jeu vidéo. Et comme on le voit très souvent, dans le jeu vidéo et ailleurs aussi, la majorité se sont révélé être des pleureuses impatientes et revanchardes, sorte de monstre à deux faces qui encensent les premières semaines et massacrent le reste d'une vie. Qui ne connaissent pas le respect, la valeur du travail… La gangrène, la vraie.


Je rédige ce texte en tant que simple amateur de jeux vidéo.


Comme je le disais, je viens de terminer Broken Age. Je n'avais pas joué au premier acte, tout simplement car je n'aime pas du tout les histoires morcelées dont il faut attendre la suite. J'en ai assez soupé avec Shenmue II dont le suspens en est rendu aujourd'hui à 12 ans, ou encore avec 1112 des Français d'Agharta Studio, dont l'histoire est en pause depuis 3 ans. Pour moi, Broken Age est un seul et unique jeu, je ne dissocie pas une partie de l'autre, et pour cause : le jeu ne le fait pas non plus. Il n'y a pas un texte pour annoncer le passage de l'un à l'autre, et la qualité de production et l'esprit étant les mêmes, il n'y a pas lieu de faire une différence.
Je crois qu'à partir du moment où l'on se met à séparer les deux parties alors qu'elles sont toutes deux réunies en une seule et même aventure, on perd complètement de vue l'intérêt d'un jeu d'aventure.



Une belle erreur



Broken Age est une erreur. C'est l'une de ces erreurs comme l'ont été Speed Racer des Wachowski ou Apocalypse Now de Coppola. Ou même Shenmue II (encore lui !). Des projets qui, si l'on avait su, n'auraient pas reçu le dixième de leur financement. Et qui, heureusement, l'ont eu, et dont les équipes en charge ont poussé leur vision jusqu'au bout. C'est un peu ça aussi, le propre d'un artiste, d'arriver à se détacher de la demande pour accomplir son œuvre, quitte à ce que cela ressemble à un chemin de croix.


Parce que Broken Age est un jeu d'aventure qui laisse la part belle à l'art. Les personnages, leur apparence complètement folle, ces couleurs, ces textures, tirées de véritables peintures sur papier, numérisées en haute définition… Le tout est animé, certes en vectoriel, avec un soucis du détail très plaisant, qui permet de passer outre l'apparence figée que ce type de design et d'animation impose. Et les doublages autant que les sons sont de très bonne facture. Et la musique est impeccable, composée par Peter McConnell qui avait déjà officié entre autres sur Grim Fandango.
Pour continuer sur l'aspect technique, l'interface est jolie, fluide, le jeu parvient à résoudre la quadrature du cercle en réussissant à réunir l'interface traditionnelle du point&click à celle des manettes. En effet, j'ai parcouru environ deux tiers du jeu avec ma sixaxis en main. Pour réussir cet exploit, le système de jeu propose, à la manette, de déplacer le curseur comme une souris, certes, mais aussi d'utiliser l'autre joystick pour se déplacer d'un point d'intérêt à un autre, de manière fluide et intelligente. Le mécanisme des puzzle n'étant pas basé sur la chasse aux pixels (les zones à cliquer sont par ailleurs assez larges), cela ne rend pas le jeu plus simple ni n'altère son gameplay. Non, ça permet seulement de pouvoir jouer également avec une manette.
Le jeu fonctionne avec un unique bouton, c'est un choix que l'on peut déplorer, mais on sent que Tim Schaffer, qui a chapeauté le projet, et dont le rôle principal est l'écriture de l'histoire et des dialogues, a conçu le jeu pour que l'on ne passe pas à côté de son dur labeur. Les personnages commentent leurs actions, ce qui de facto rend la commande « observer » inutile. Dans le même ordre d'idée, on peut passer chaque dialogue, même chaque animation de durée moyenne, ou franchir une porte à l'autre bout en double-cliquant. Ces actions sont également réalisables à la manette. Le but, c'est que jamais l'interface ou le système de jeu ne soit un obstacle, et que la frustration ne vienne que de votre incapacité à être malin. Sur ce plan-là, Broken Age est irréprochable.


Et d'ailleurs, sur la plupart des points, ce jeu est irréprochable. Les personnages sont attachants, l'univers est varié, j'avais pas visité un vaisseau spatial dans un jeu d'aventure depuis Space Quest VI en 1995 (je ne l'ai fini que l'année dernière, mais chut !). La durée de vie est exemplaire (ça m'a pris 14 heures, mais je prends mon temps). Les doublages, et j'insiste là-dessus car c'est très important dans un jeu d'aventure de ce genre, sont vraiment très bons, et c'est en partie parce que tout a été fait dans les règles de l'art. Les doubleurs ont été choisis par des gens qui connaissent les personnages, et les lignes sont remises en contexte lors de l'enregistrement, ce qui est très rare. On y retrouve entre autres Elijah Wood qui interprète son personnage de manière vraiment très juste, mais aussi Nick Jameson qui fut autrefois la voix du Dr. Fred dans Day of the Tentacle et celle de Max dans Sam&Max : Hit the Road. De plus, et c'est une fort belle évolution dans le milieu du jeu d'aventure, de nombreux égarements dans l'utilisation de l'inventaire ont été envisagés par l'équipe, et bénéficient donc de commentaires uniques. C'est vraiment très agréable, surtout quand on essaie quelque chose de bonne foi. Par rapport à Runaway par exemple, où on se fait traiter de con lorsque l'on essaie quelque chose qui n'a pas été prévu par le jeu, là, on a le droit à une explication, le plus souvent teintée d'humour, sur pourquoi ce n'est pas la bonne solution. C'est très agréable, et ça nous amène au point suivant : l'absence de système d'indice.
En effet, le jeu vidéo d'aventure a fort à faire. Lorsque j'étais gosse, dans les années 90, il fallait espérer un numéro spécialisé dans la presse, des amis calés avec une bonne mémoire, ou alors tenter sa chance avec les hotlines et sur le minitel. Les deux dernières solutions n'ont par ailleurs jamais fonctionné pour moi, mais bon, c'est du passé. Parce qu'aujourd'hui, lorsque l'on est bloqué plus de deux minutes, la tentation de chercher sur Internet est grande, très grande. D'autant plus grande que beaucoup de jeux d'aventure ont, par le passé, démontré que même avec toute votre bonne volonté, certaines énigmes sont tout simplement beaucoup trop complexes (Escape from Monkey Island) ou insensées (Discworld) pour être résolues par la majorité des joueurs. Chacun y est alors allé de sa petite initiative, en proposant par exemple des indices avec une fréquence modulable (Sam&Max de Telltale), voire carrément donner accès à la solution de l'énigme moyennant un mini-jeu (Machinarium). Broken Age réussit à cette tâche le plus élégamment possible : pas de système d'indice, pas de soluce intégrée… non. Juste des commentaires pertinents de la part des protagonistes qui permettent d'orienter suffisamment la pensée du joueur, sans pour autant vendre la mèche.
Alors bien sûr, il y a quelques ratages, à mon sens deux énigmes manquent leur cible, dont une notamment qui, après deux essais consécutifs, donne carrément une feuille de route (un affront…), mais cela représente une extrême minorité sur le jeu. Moi qui ne suis pas spécialement futé malgré mon expérience du jeu d'aventure, je n'ai eu recours à une soluce que pour une seule énigme, dont le mécanisme me paraissait cassé (et apparemment non, mais je n'ai pas vraiment compris pourquoi ça fonctionnait avec la méthode de la soluce et pas avec la mienne :P). Je trouve que la difficulté est très bien balancée : le jeu n'est pas une promenade, et n'est pas non plus affreusement difficile. J'ai toutefois pris quelques clichés avec mon téléphone et eu recours à une poignée de post-its, mais globalement le jeu n'est pas parvenu à m'agacer.



Les faits et gestes



Broken Age est un excellent jeu d'aventure, qu'on se le dise. Et qu'importe ce que l'on entendra à son sujet, ce sont les mêmes qui ont descendu Fez et Heavy Rain, des personnes qui ne savent pas apprécier les choses comme elles sont. Dès que l'on cherche un peu, on tombe sur ces histoires de Gamersgate, de Zoë Couine, de racisme, enfin bref, les traces de pneu habituelles des calbars du café de la gare. Le pari était insensé, la confiance aveugle, la descente aux enfers… infernale. Mais ils ont tenu le cap. Et si la perfection n'existe pas, si le jeu manque parfois d'un tout petit quelque chose ici ou là, il n'en demeure pas moins grand, très grand. Beau, surprenant. Onirique, sarcastique. Fin, équilibré. Réalisé avec passion et sans arrière-pensée.



Pour aller plus loin



Je recommande par ailleurs le visionnage du documentaire réalisé par 2 Player Production, qui faisait partie intégrante du projet. Il y a à ce jour 19 épisodes qui oscillent entre 30 minutes et 1 heure, et cela permet vraiment de suivre le développement du jeu, sans langue de bois (les chiffres de vente sont par exemple clairement indiqués), de son lancement extraordinaire à son lynchage en place publique, qui m'a vraiment fait penser à cette analogie du chemin de croix. Le documentaire est désormais disponible gratuitement sur Youtube en 720p, et en 1080p pour environ 20 € avec des interviews bonus. Ce documentaire est une perle, il s'étend mine de rien sur trois ans (et n'est pas encore achevé !), et permet de rappeler que le développement d'un jeu vidéo est quelque chose de difficile, qui demande beaucoup d'investissement sur une longue période, et qu'il ne s'agit pas, lorsqu'il est question d'un vrai jeu vidéo (je ne parle pas d'Angry Birds ou Candy Crush), d'un hobby réalisé par-dessus la jambe qui coûte trois kopeks et qui ne mérite pas d'être vendu plus de 3 €.


Oh, et en guise d'épilogue, je souhaite bien du courage aux petits gars de Playtronic Games… il ne fait pas bon être trop populaire de nos jours.

Yohmi
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le 2 mai 2015

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Yohmi

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