L'intrigue de ce dernier-né de Kojima nous est dévoilée avec parcimonie et mystère, du moins au début (on y reviendra). Le Death Stranding éponyme, terme difficilement traduisible en français("échouage de la mort"?), est une pluie épaisse et cendrée qui dévaste la planète, provoquant le vieillissement prématuré de toute forme de vie. L'humanité a du se calfeutrer dans des communautés bunkerisées et isolées, tandis que le monde devenait stérile et dénué de de vie. Parallèlement, le monde des morts s'est engouffré dans celui des vivants. Des âmes damnées, les Echoués, arpentent les routes. Lorsqu'un humain est happé par leurs griffes, cela déclenche d'étranges explosions cataclysmiques. Et pour couronner le tout, des bandes de terroristes s'échinent à faire sauter ce que le monde contient encore de sociétés humaines organisées. Si vous ajoutez à cela le bruit et l'odeur, l'américain dans son HLM il devient fou.


Dans ce monde en ruines, les porteurs sont les seuls humains qui ont suffisamment de cran pour s'aventurer en dehors, nécessaires qu'ils sont aux rares échanges de marchandises qui subsistent encore. Et en même temps ils inspirent la peur: ne faut-il pas être soi-même un peu monstrueux pour pouvoir évoluer au milieu des monstres? A l'instar d'un Geralt de Riv, vous êtes cet homme dont tous ont besoin, alors que tous n'éprouvent pour vous que méfiance et rejet. A part cette caste des porteurs, seuls subsistent aussi les Mules: anciens porteurs devenus fous, pillards accrocs aux livraisons et capables de s'entretuer pour le contrôle d'un container.


Il est important de noter qu'il y a deux jeux dans Death Stranding.


L'un est fascinant. Contemplatif, triste à en pleurer, plein de tourments et de douleur propres aux récits post-apocalyptiques.
Death Stranding fait partie de ces jeux dont on a envie de dire que "c'est plus qu'un jeu". Oui, phrase bateau, mais j'entend par là qu'on ne joue pas vraiment, dans Death Stranding. On y souffre beaucoup. C'est un jeu où chaque pas est un péril et où l'absence de vie confine à la folie. Tels les alpinistes sous une tempête de neige qui luttent contre la gravité à tout instant, ici chaque livraison est une douleur sublimée par une bande-son intime et mélancolique. On n'escalade pas le mont Blanc par plaisir ou pour se détendre: ici; c'est pareil. Et on se perd ainsi dans ce monde, ces paysages à la Trapped ou à la Leviathan, où l'on est étrangement fasciné par ce gameplay radical qui ne propose que de livrer des colis d'un point à l'autre. Attend, on va vraiment passer une trentaine d'heures de jeu à ne faire que livrer des cargaisons d'un point A à un point B? Eh oui mon pote, et t'as pas idée d'à quel point c'est prenant. Car Death Stranding propose un gameplay sur lequel tout à déjà été dit. Ce gameplay si novateur, qui propose un contrôle et un ressenti physique inédit des mouvements, de l'équilibre et de l'inertie du personnage. De même, on est fasciné par les propositions de cet univers. Comme ces bébés prématurés que les porteurs enferment dans des utérus artificiels externes, car on a découvert qu'ils sont capables de détecter les Echoués par un étrange pouvoir. On se pique aussi de participer au fameux multijoueur asynchrone, l'autre grande nouveauté apportée par ce jeu: vous ne croisez personne, ni humain ni pratiquement de PNJ, et pourtant vous participez comme tous les autres joueurs de Death Stranding aux mêmes tâches, vous construisez ensemble les mêmes routes, balisez les mêmes chemins, fabriquez les mêmes équipements. Régulièrement, l'on tombe ainsi sur une échelle, un panneau de danger, une corde d'escalade, un abri, un générateur électrique, laissés ça et là par d'autres comme vous qui sont passés par là. Parfois un joueur a perdu ses marchandises, suite à une chute ou une agression: vous pouvez les ramener à sa base ou même faire la livraison à sa place. Il est véritablement possible de se serrer les coudes à grande échelle, sans même se voir, afin d'entreprendre ensemble de plus vastes constructions (ponts, routes) ou d'apporter chacun de quoi garantir la maintenance d'une construction; car tout bâtiment est périssable à cause du Death Stranding. Vous laissez aux autres joueurs des "likes" pour les remercier, et ils font de mêmes avec vos contributions. On ressent une demi-frustration: satisfait d'avoir participé à une entreprise collective, mais frustré de l'avoir fait de manière anonyme sans jamais voir une quelconque présence, telle une fourmi égarée de sa fourmillière. Plutôt malin et cohérent avec le concept.


Tout ce jeu-concept se suffisait à lui même. Mais il y a l'autre facette de Death Stranding, probablement celle qui a laissé un certain nombre de joueurs sur le bas-côté. Car cette autre est agaçante. Barbante et rasoir comme un cartel d'expo d'art contemporain ou un pensum de Lars von Trier. Dissertant beaucoup, elle paraphrase l'expérience du joueur. Elle expose la thèse, l'antithèse et la synthèse de ce que le jeu dit déjà par la simple radicalité de son concept. Pas peu fier d'aligner Norman Reedus, Léa Seydoux ou encore Guillermo Del Toro au casting, Death Stranding est verbeux. Avec un sérieux inébranlable et une pose auteurisante à deux balles, il enfile des perles sur la vie, la mort, le lien qui unit les êtres humain, le monde d'après, etc etc.
Kojima semble avoir oublié en cours de route que trop de blabla tue la contemplation. Pensant peut-être faire là son Breath of the Wild à lui, il en a oublié que ce dernier ne dit que peu de choses, mais en raconte énormément. Game-designer génial, probablement cinéphile, Kojima reste symptomatique de cette chimère que poursuit le jeu-vidéo: à savoir, singer une mise en scène "cinématographique" pour faire accepter artistiquement le jeu-vidéo au même titre que le cinéma. Et si ses cinématiques réservent quelques fulgurances visuelles, il ne faut pas surestimer le talent de mise en scène de Kojima.
Plus problématique encore, le jeu semble ne pas faire confiance au joueur. A sa capacité à imaginer, à cogiter et à s'abîmer dans cette vaste solitude. Pire, il n'assume pas toujours son concept. On est tellement bombardé de sollicitations sociales qu'on se croirait dans le tumulte d'un GTA, la déconne en moins: appels téléphoniques, e-mails interminables, dialogues assez inintéressants avec les hologrammes de vos clients, comme autant de façons de faire oublier à Sam Porter sa condition d'explorateur solitaire de l'extrême. Si on ajoute à cela le fait que les livraisons sont rémunérées en "likes", ce qui interroge quant à la capacité d'un réseau social de subsister dans cet univers dévasté... Imaginez donc, vous avez 15O kg de charge sur le dos à flanc de moyenne montagne, sol rocailleux, vous avancez difficillement, chaque pas vous coûte, vous chancelez, manquez de trébucher, il pleut, vous craignez une attaque de pillards ou d'Echoués... Et vous recevez un appel de Jean-BHL qui tient à vous exposer avec lyrisme ses derniers éclairs de lucidité concernant la vie après la mort. Frustrant.
Et c'est à cause de tous ces petits défauts que Breath of The Wild lui reste un metre-étalon supérieur dans le domaine de l'open-world. Loin de moi l'idée de dire que Death Stranding est mauvais, ou même que ce serait une déception: c'est une expérience bouleversante à bien des égards. Mais ses thématiques sont traitées avec bien moins de simplicité et d'humilité que dans le dernier opus de Zelda. Death Stranding n'est jamais aussi beau et poétique que lorsqu'il vous laisse crapahuter dans une immensité stérile et rocailleuse avec le corps de votre mère dans un sac mortuaire sur le dos. Si l'on oublie le superflu, l'emballage et même la cuistrerie qui s'en dégage parfois, il reste de Death Stranding une grande expérience solo.

Biggus-Dickus
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le 31 janv. 2021

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Biggus Dickus

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