Dishonored
7.6
Dishonored

Jeu de Arkane Studios et Bethesda Softworks (2012PC)

Pour une bouchée de pain sur Steam par la grâce estivale de Lord Gaben*, l'installation de ce petit FPS solo me replongea dans le monde des grands jeux à monde ouvert (hors Nintendo) auquel je n'ai jamais trop eu l'occasion de m'initier. Je cuisine mes critiques toujours sans spoils, ceux-ci épicent le sujet mais respectons le lecteur qui n'y a pas goûté.

On y incarne, en deux mots de plus que le résumé du profil SC, un luron fort peu bavard qui doit défendre sa peau, ses intérêts et ses choix dans un environnement urbain un peu steampunk et dystopique perdu entre deux âges - nos 1800 et 1900 correspondraient bien -, ancien garde du corps d'une impératrice, sorte de 007 victorien taciturne. On l'accusera d'un meurtre grave et sa tête sera mise à prix ; aidé par une bande de résistants précaire mais vaillante en lutte face au système suppléant tyrannique mis en place après les évènements qu'il rejoindra, il agira au cœur même des lignes ennemies. Histoire de pimenter le tout, la peste et la misère ravagent l'Empire et des rats traînent à chaque coin de rue... Et vous intervenez là-dedans, acteur solitaire et responsable de vos actes.

Le génie de Dishonored est, avant tout, son pari initial de simplicité ; on ne cherche pas à fomenter quelque univers complexe et confus où on pourrait perdre des joueurs mais on installe juste des bases sans prétention, classiques et séduisantes : vous êtes un maître d'armes, homme de bien, et on vous prend tout. Comment réagir ? L'immersion est immédiate, aidée par la première personne ; on ne verra jamais, sinon au moment de choisir la difficulté du jeu, le visage de Corvo, le héros ou anti-héros incarné. Ses choix seront les vôtres. C'est vous qui agirez, répondrez, tuerez. Par le prisme de l'écran, quelques petites astuces vidéo-ludiques de distanciation et dans la limite des voies d'accès proposées par le jeu, mais dès le début, en deux phrases un peu vagues, on vous fait comprendre une chose : tuer, dans ce jeu où la mort est omniprésente, aura ses conséquences. Et elles ne seront pas heureuses.

Très vite les phases d'action de Dishonored vous donneront une sensation de puissance assassine hors du commun, un peu comme dans une certaine franchise d'Ubisoft - première et dernière la comparaison. Une lame de qualité, un arsenal de carreaux d'arbalète, un pistolet d'époque amélioré (simple et jouissif à utiliser), quantité de grenades, pièges, disponibles dans la poche ou à actionner sur le chemin. Et Corvo est un élu : une entité proto-divine, l'Outsider (à l'apparence on ne peut plus humaine, quelques cernes et un peu de swag en plus, c'est tout juste si on ne le croise pas dans les rues du jeu) lui a accordé sa marque et donc un accès à la magie. Pourquoi ? Allez savoir. Le même mystère que les dieux grecs qui interviennent auprès de mortels pour les aider à conquérir Troie ou retrouver leur foyer. Vous disposerez d'un sort de courte téléportation (avec déplacement dans l'espace quand même, on ne traverse pas les murs), dit aussi clignement/blink, absolument indispensable, et d'autres arguments pour vous aider : une vision à rayon X - que j'ai spammée jusqu'à l'épilepsie -, un sort de possession d'être vivant (qui donnerait des possibilités folles mais que je n'ai pas utilisé une seule fois de tout mon premier run), un violent coup de vent, une invocation de rats, un ralentissement du temps... Vous voilà un demi-dieu prêt à répandre la désolation parmi les rangs de ceux qui osent vous faire face. Votre seul défaut est peut-être votre manque de résistance mis à part une seule technique de parade fort utile : la mort peut arriver plus vite que prévu, mais d'un clignement ou deux, vous pourrez bien souvent vous éclipser et dérouter tout poursuivant. De fait, le jeu peut se finir en une petite dizaine d'heure. On cligne, on tue, on progresse, et ainsi de suite.

Pour autant, Dishonored n'est pas aussi clément, et c'est là sa qualité : il est cruel, et brise un peu la distance coutumière jeu-joueur, particularité qui se retrouve de plus en plus dans de nombreux bons jeux. Une damoclès plane toujours au-dessus de vous, le Chaos. Elle est difficile à aborder dans les premiers niveaux, tout juste expliquée, comme si Corvo lui-même n'en avait qu'une conscience limitée et que vous devez, incarnant le héros, rester méfiant vis-à-vis de la notion, inquiétude secondaire, égale au reste des indications du tutoriel. Pour autant les mécaniques du Chaos sont extrêmement simples : dès que vous être responsable de la mort de quelqu'un, vous augmentez la misère de votre environnement - de fait, son chaos. Plus de mort revient à plus de nourriture pour les rats (qui se repaissent des cadavres sous vos yeux) et à plus de réquisition militaire, de geignards (pestiférés-zombies plus proches de la mort que de la vie), et surtout à une "fin plus sombre". Je me suis retrouvé comme un enfant dans cet apparent bac à sable de missions assassines : j'ai tué quand je n'en avais pas besoin, pour jouer, venger mon personnage, me défouler, ne pas traîner... jusqu'à ce que les conséquences se fassent sentir peu à peu. Quand j'ai compris qu'un des buts réels du jeu était de ne tuer pour ainsi dire absolument personne, il était trop tard. Et je m'en suis mordu les doigts, plongé jusqu'au cou dans une immersion qui me passionnait, me retrouvant profondément en Corvo et ses actes, ses interactions avec son environnement (qui au final étaient les miennes). Lame au poing, je pouvais tuer n'importe qui, jusqu'à mes propres alliés ; il suffisait toujours d'un clic, l'aide précisant lequel avec une petite illustration au coin de l'écran. Ma curiosité de jouer "pour voir ce que ça peut faire" me criait d'essayer tout et n'importe quoi, comme dans un GTA-like, mais l'immersion était trop forte : cela revenait à mettre en danger les amis de Corvo et Corvo lui-même - en quelque sorte, ma propre personne, transportée de longues heures dans l'univers virtuel.

L'infiltration est donc essentielle. Vous avez une cible à neutraliser, et une zone à traverser. Se faire repérer est très punitif. Tout d'abord, vous perdez bêtement votre chance d'obtenir les succès "Ombre" et "Fantôme", consistant à finir la mission sans jamais n'être découvert, affiché dans chaque compte-rendu de fin de mission et présenté comme un objectif à part entière. Ensuite, le personnage ennemi s'empressera d'appeler ses petits copains du coin, qui se rueront dans votre direction à toute vitesse (la même que votre propre sprint). Pire : il peut parfois sonner l'alarme et ameuter la quasi-totalité des ennemis présents dans le secteur, bloquer des issues et parfois même changer de petits rouages bien précis de l'intrigue. Il faudra souvent trouver un endroit sûr où se ruer et se terrer en attendant la fin de l'alerte. Il est largement possible de faire face, par l'escrime, en jouant du flingue, de l'arbalète ou de la magie, mais vous devrez en plus perdre le succès "Mains propres" et verrez augmenter considérablement le Chaos après chaque petit différend. Le jeu vous offre des possibilités de rédemption pour finir les missions de façon non létale, dans des compromis toujours difficiles à accomplir mais d'autant plus gratifiants, et souvent récompensés par des objets utiles (un accord musical précis accompagne chaque "point de rédemption", et je peux vous dire que c'est bon à entendre). Le plus frustrant est que les combats sont eux aussi très réussis, équilibrés, pas toujours évidents ou à votre avantage, et qu'il existe, comme dit, de nombreuses façons de tuer avec classe, doigté et efficacité. On peut parer une attaque au dernier instant et enchaîner sur un assassinat mais certains ennemis restent difficiles à anticiper, et la moitié des gardes possèdent un pistolet et savent s'en servir. Sans vouloir vous séduire pour un run serial-killer, je peux vous assurer que je n'ai rarement été aussi comblé de voir qu'en gérant bien l'espace et avec un peu de chance, je pouvais pousser un ennemi au flingue à descendre un de ses potes en prise avec ma lame. Jouissive aussi la victoire après combat à 1 contre 5, même si mon sang a bien coulé. Jouissives aussi les animations de meurtre au corps-à-corps des cibles-clés, toutes uniques.
Moins jouissive la réaction de personnages avec qui vous vous entendiez comme des membres de la même famille et qui vous voient comme un meurtrier inhumain indigne de confiance.
Moins jouissive la présence oppressante de geignards agonisants de toutes parts dans un quartier inondé, marécageux et hostile.
Moins jouissif le dessin de l'enfant que vous deviez protéger vous représentant et ses malédictions sur sa future vie d'adulte en vous prenant comme une figure paternelle exemplaire.

Dishonored porte profondément bien son nom. De plus, il se paie le luxe d'être beau. L'ouverture des espaces reste limitée mais tout à fait en accord avec les lieux visités, toujours urbains, cloisonnés, relativement côtiers, étouffants parfois (c'est le diktat). Une logique d'environnement solide marque les espaces du jeu. Fidèle à sa promesse, de nombreuses voies d'accès sont à portée pour parvenir à destination. Les quartiers offrent de petits passages difficiles à dénicher, parfois dotés de leurs propres dangers mais aussi leurs propres récompenses (ou punitions). Le détail des textures n'est pas extraordinaire, mais plus que l'essentiel est offert au joueur, Bethesda n'est pas en retard sur son temps et se paie le luxe de tendre à un léger côté cartoon plutôt bien jaugé, qui offre un contraste intéressant avec la violence ambiante. On a de quoi contempler entre deux déplacements-clés, d'autant que l'on reste souvent de longs quarts d'heure aux mêmes endroits, à revenir, réexplorer, se planquer, écouter. Peut-être que l'on reste un peu trop longtemps à jouer à l'espion, avec les restrictions qu'imposent la fonction et la légère fatigue qui peut en résulter, mais souvent le jeu en vaut la chandelle et les enjeux de l'intrigue sont assez forts pour se laisser porter. À vous d'être le plus intelligent, le plus créatif, le plus curieux - toujours dans l'action. La BO est assez anecdotique, très discrète, même si des échos comiques du beau morceau de la bande-annonce reviennent de temps en temps. Méfiez-vous de la chanson de fin. L'ambiance cependant prend le dessus sur tout et je n'ai même pas eu envie de reprendre mon éternelle habitude de couper la musique du jeu et de mettre ma propre playlist en accord avec l'atmosphère (je le fais vraiment à chaque fois que je le peux), c'est personnel mais j'ai trouvé ça chouette.
Et puis couper la musique m'aurait spolié un Boccherini génialement inséré : http://youtu.be/B6N4JlP7F-M, duo pour violon qui me hante comme rarement un morceau aussi simple en est capable.

Le plaisir de s'attacher aux figures, de se sentir être vivant et actant à temps complet donne à Dishonored sa force intrinsèque. Tout a une conséquence, rarement pour le mieux, même si vous pouvez tenter de pencher la balance du Chaos en votre faveur, et activement. Des mystères hantent les lieux, la figure de l'Outsider en tête (des réponses dans le 2e opus ?), la source de la peste, l'histoire de Corvo et de Dunwall (la ville). De nombreux documents à trouver sur le chemin répondent à certaines interrogations et en instaurent d'autres. Point très fort également : le fait de se spoiler le jeu en le finissant ne ruine pas l'envie de le recommencer. On en a presque envie dès le début du générique de fin.

Jouer à ce petit jeu grandiose laisse des traces. Il a le potentiel de déplacer le joueur, chose qu'on ne peut que souhaiter au jeu vidéo, surtout quand il touche à la mort, à la violence, aux responsabilités collectives et individuelles. Il met en place un monde déplaisant, crasseux et maladif, où vous avez une place dominante ; il frôle l'amour, la haine, la détresse, des sujets presque trop fondamentaux qui pourraient fatiguer à force d'être traités mais dont il s'empare avec brio et dans sa propre identité (le liant au gameplay, énorme qualité). Plus prosaïquement, on peut lui reprocher d'être court (entre 15 et 30 heures de jeu à tout casser), mais cela aide un peu à la logique de sa conception. Les temps de vie sont vifs, les instants trop rapides, le temps vous court après ; la fin tombe comme un marteau, même en la voyant venir à des kilomètres. D'ailleurs, le nombre de fins est très limité, mais il n'y a pas besoin d'en faire des tonnes, on n'est pas sur Heavy Rain ; on nous donne déjà énormément de contenu d'intrigue variable selon nos choix. Il est pratiquement impossible de le finir à 100% (oui, je compte aussi l'argent à trouver dans mon calcul) mais on peut se donner les objectifs de jeu que l'on veut. Je l'ai joué "sentimentalement" de mon côté, comme si j'étais Corvo moi-même, sans faire de choix sur mon "style de progression", me laissant aller parfois à la haine meurtrière - putain de planque du Lord Régent - atteignant du coup un plaisir de jeu étrange et instable bien qu'indéniable et une fin frustrante bien que touchant au cœur.

Nul besoin d'en rajouter. "The taller they stand, the harder they fall" comme on dit. Mille fois recommandé. Donne soif de DLC. Vivement le 2 bordel.

_

*Notre Seigneur l'a tout bonnement offert à ses fidèles pour 4€ - quand on est fauché et grand amateur de bons jeux, c'est une bénédiction. Et 9€ avec tous les DLC, je regrette à fond de pas avoir pris cette édition maintenant du coup (logique). On y jouerait notamment Daud, un personnage mystérieux et charismatique, autre assassin touché par la marque de l'Outsider doté de ses propres pouvoir. Alléchant mais pas autant que le potentiel du 2.
Aloysius
9
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Créée

le 30 juin 2014

Modifiée

le 30 juin 2014

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Aloysius

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