Imaginez d'être l'auteur d'une série de jeux dont le dernier a cartonné sans commune mesure avec les précédents et auquel la maison attribue un budget inouï pour en pondre un autre. Votre première pensée sera sans doute qu'il faut essayer de reprendre dans le nouveau jeu les éléments nouvellement introduits par le précédent, car ce sont ceux qui expliquent les raisons d'un tel succès inattendu, et qu'il faut les pousser aussi loin que possible pour en explorer tout son potentiel...
C'est manifestement ce genre de raisonnements qui étaient dans l'esprit de Sakaguchi et de sa team quand on lui a dit de produire le 8ème chapitre de la saga créée en 1987. Donner une suite à une oeuvre parfaitement achevée qui a révolutionné tous les aspects du jeu vidéo (gameplay, scénario et graphismes), qui a fait entrer le RPG japonais dans les goûts des gamers du monde entier et qui a inscrit les noms de Playstation, de Squaresoft et de Final Fantasy dans l'histoire vidéoludique c'était une tâche titanesque. Hériter d'une marque réussie c'est déjà lourd, alors hériter du produit le plus réussi d'une marque à succès mondial ça frôle carrément l'insoutenable.
FF8 s'est donc vite retrouvé dans un "double bind" entre le désir d'innover des développeurs et l'obligation de ne pas trahir les attentes du nouveau public qui s'était créé autour de FF7 ; le résultat final de cette situation de tension a été d'une part une expansion baroque de certains aspects particulièrement réussis de FF7 et d'autre part un appauvrissement considérable d'autres côtés tout aussi heureux du même jeu.


Partons du premier point. Le gameplay de FF8 se présente d'emblée comme assez différent non seulement de celui de son frère aîné mais aussi de tous les ancêtres du genre. Le système dit d'association (Junction System en anglais) fait table rase des points MP qui caractérisaient le genre RPG depuis les débuts et transforme les magies en items quelconques à ramasser (en les "volant" aux ennemis ou aux sources de magie) et à stocker pour pouvoir être utilisés. Les summons sont désormais des "G-Forces" (Guardian Forces) qui doivent être associés à l'un des personnages pour que celui-ci puisse faire autre chose qu'attaquer avec son arme. Chaque G-Force associée donne certaines capacités et permet d'utiliser des commandes (Magie, Vol, G-Force...) auxquelles on n'aurait pas accès autrement, mais le nombre de commandes et de capacités activables en même temps étant limités on est contraint de choisir celles dont on a besoin en partageant éventuellement les rôles entre plusieurs joueurs. Enfin les magies peuvent à leur tour être associées aux stats pour les augmenter/diminuer, à l'arme pour ajouter des effets spécifiques (pouvoirs élémentaux ou status négatifs) et à l'armure pour s'en protéger.
Le système d'association pousse donc à l'extrême la possibilité de personnalisation introduite avec les matérias de FF7 au point où les personnages ne sont quasiment plus que des récipients vides pour les G-Forces et les magies ; si l'on peut saluer cette volonté de donner plus de liberté au joueur, ce système contraint finalement à passer plusieurs dizaines de minutes entre chaque séquence de jeu pour calculer la meilleure combinaison possible pour le combat. Les autres nouveautés (mini-jeu de cartes, rang SeeD, nouvelles armes et Limits accessibles uniquement par la lecture de magazines) contribuent à rendre le jeu particulièrement difficile à maîtriser pour un débutant et quasiment inaccessible. Le gameplay de FF8 se révèle donc être un exemple de la façon dont trop de calcul peut tuer le calcul et la plus grande liberté devenir une prison.


Le second aspect qui a fait l'objet d'un soin accru a été le côté visuel ou en jargon les graphismes. Les deux ans qui séparent FF7 de FF8 sont bien l'équivalent en ce qui concerne la 3D du passage de l'âge classique à l'âge moderne : rien qu'à regarder les cinématiques des deux jeux on ne peut que constater le côté expérimental de celles du premier par rapport à la finition luxurieuse qui fait du second une expérience esthétique globalement plus qu'agréable. Le 8 est aussi le premier jeu Final Fantasy à se débarrasser entièrement des personnages Super Deformed pour les afficher partout dans leur forme humaine normale, caractéristique dont on ne reviendra plus jamais en arrière sauf dans FF9. Mais là aussi les développeurs semblent avoir voulu pousser le vice à l'extrême : quand on voit la taille et les proportions très adultes des protagonistes on a vite tendance à oublier qu'ils ont tous entre 17 et 18 ans ! Qui pourrait sérieusement s'imaginer en les regardant que Squall a 4 ans moins que Cloud ou que l'instructrice Quistis a seulement un an de plus Squall ?? La team de Sakaguchi visait manifestement à faire un jeu aussi réaliste et "mûr" que possible, mais encore il faudrait y parvenir sans créer des contresens déroutants.


(Gros spoilers à suivre)
"""
Le même souci de faire un jeu plus adulte est aussi ce qui a conduit les auteurs à réduire encore davantage la marge donnée aux éléments de fantasy qui caractérisaient encore son devancier. Ici nous entrons dans la discussion de ce qui a vraiment été laissé en friche dans FF8. Ayant laissé tomber à la fois le steampunk de FF6 et le cyberpunk de FF7 comme façons d'agencer passé, présent et futur dans l'histoire, le jeu est désormais une oeuvre de science-fiction sur laquelle est greffée mystérieusement une branche de fantastique médiévale. Première conséquence de ce choix assez déconcertant, le travail perd considérablement en cohérence globale et n'est plus capable de rassembler les pièces du puzzle. Quand on voit la relation conflictuelle complexe entre magie et technologie dans FF6 et FF7 ainsi que le rôle clé qu'elle joue dans le scénario, quand on voit les fines explications de la nature de la magie dans les deux jeux et quand on compare tout cela au mélange aproblématique du fantastique et du futuriste dans FF8 il est inévitable de rester sur sa faim. Les liens entre les différentes parties de l'ensemble sont tellement lâches qu'ils nous font regretter salement qu'on n'ait pas embauché davantage de scénaristes que de graphistes ou d'ingénieurs. Même des idées intéressantes et potentiellement fécondes comme celle par exemple que l'usage répété des G-Forces fait perdre la mémoire semblent plus des pénibles tentatives de justification du système de jeu que des véritables points clés de la trame.


On arrive enfin à la chose qui plombe l'opus par-delà le tolérable : le character design. Même en s'appliquant, il aurait été difficile de créer des personnages principaux aussi fades et stéréotypés que ceux de FF8, mais surtout aussi manifestement CALQUES sur ceux de FF7 ! En laissant de côté Quistis (seule création originale du lot mais au rôle tout à fait secondaire), Squall et Seifer sont des parodies de Cloud et Séphiroth, Rinoa est une Tifa sans la concurrence d'Aeris, Zell une version puérile de Barrett, Irvine un Vincent qui court après les jupons... On ajoute à cela la bebête-et-insouciante-mais-au-fond-sensible Selphie, le couple ridicule Fujin/Raijin (pâle écho d'Elena/Rudd ou de Scarlet/Heidegger au choix) et des adversaires principaux aussi triviaux et sots qu'Adel et Ultimecia on a enfin notre pot-pourri de clichés pour les fans du jeu précédent, et si tout cela n'était pas suffisant le produit final est aussi enrobé dans une histoire d'amour aussi pathétique et prévisible qu'il était permis de faire avec ces moyens (les patronymes des concernés, Leonhart et Heartilly, annonçaient déjà la couleur sans doute).
Vous vous direz peut-être que quand on crée des protagonistes à la psychologie aussi complexe qu'un jeu de pierre-feuille-ciseaux on essaie peut-être de se rattraper sur les biographies individuelles et leurs relations réciproques, et là la GROSSE arnaque : à part Rinoa tous les personnages principaux se révèlent avoir UN MEME PASSE commun, ce qui certes permet un coup de théâtre mais aussi l'économie du travail d'élaboration de l'histoire personnelle de chacun ! Aussi, est-ce qu'il fallait beaucoup d'imagination pour trouver une explication aux pouvoirs d'Ellone ou à la raison qui fait de Rinoa une sorcière potentielle ?


Un mot enfin sur la BO. Le manque d'inspiration semble avoir déteint aussi sur le travail d'Uematsu cette fois-ci. Si l'on exclut Balamb Garden et SeeD, on est en effet frappé de la pauvreté du jeu en thèmes musicaux mémorables, la plupart des morceaux étant tellement banaux et se ressemblant tellement entre eux qu'on a quasiment l'impression de ne jamais changer de disque du début à la fin. Les deux hits tant célébrés n'échappent pas à la règle : Liberi Fatali n'est dans l'esprit qu'un pâle clone de One Winged Angel, et Eyes on Me c'est une chanson mièvre quelconque bien appropriée à la relation entre Squall et Rinoa.


En conclusion, FF8 souffre bien du syndrome du sequel, mais le vrai mal qui l'afflige en profondeur est l'excès de développement technique typique d'un budget très au dessus du nécessaire. Ce trouble va devenir une constante de la série à partir de FF10 et il s'étend aujourd'hui désormais au monde des jeux vidéo en général. Comme les personnages de FF8 avec leur G-Forces, les créateurs du jeu sont devenus tellement accros de leur propre surpuissance matérielle qu'ils ont fini par oublier ce qui a vraiment fait de Final Fantasy VI et VII des oeuvres mémorables et éternelles : le pouvoir de nous faire réfléchir, et surtout, de nous faire rêver.


GAMEPLAY : 5/10
SCENARIO : 5/10
PERSONNAGES : 4/10
GRAPHISMES : 8/10
MUSIQUES : 7/10

ReveLunaire
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le 8 sept. 2013

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Rêve Lunaire

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