Gloires et déboires de la narration environnementale

La narration environnementale, ou narration indirecte via des éléments de contexte, de décors, à l'opposition d'une narration directe classique (voix off, discussions entre personnages, etc.), est une des potentialités majeures du jeu vidéo vis-à-vis des autres médiums, lesquels soit ne la permettent tout simplement pas (littérature...), ou alors dans des proportions bien plus limitées (cinéma, peinture...).


Même s'il est propre à quasiment tous les genres de jeux (qu'ils soient "ouverts" ou "fermés", orientés "action" ou "réflexion", voire "stratégie", etc.), Ce mode de narration occupe logiquement souvent une grande part dans les jeux d'aventure et autres walking simulators. Il semblerait même que l'exploitation de cette narration soit devenue, ces dernières années, un élément vendeur, gage de profondeur, notamment pour des productions indé ayant moins de budget (ce n'est pas un reproche!) à mettre sur d'autres dimensions gourmandes en temps, notamment l'IA ou les dynamiques de gameplay. Ces productions vendent alors une immersion, des univers dans lesquels se plonger, où la compréhension / l'interprétation du joueur va se construire au fur et mesure de ses pérégrinations, juste en "ouvrant les yeux".


En cela, on pourrait considérer ce Gone Home comme emblématique de cette tendance, même si, comme nous allons le voir, celui-ci ne tient pas vraiment ses promesses en la matière au final, rompant largement le contrat implicite sur lequel il se vendait. On y incarne une jeune femme qui rentre dans la maison de ses parents après une longue absence, pour découvrir que celle-ci est vide de ses occupants et qu'il s'est produit vraisemblablement quelques événements dramatiques qui expliquent cette situation. Le joueur doit alors se lancer dans une exploration de la (grande!) maison pour élucider ce mystère. Le concept sur le papier est excellent : la promesse d'explorer seul cette grande maison (qu'on pourrait qualifier de bachelardienne, car saturée dans chaque pièce d'affects moraux et mémoriels, représentative d'une famille déchirée et de sa dynamique) pour en découvrir les secrets constitue un principe simple et puissant, à même d'exciter l'imagination de chacun. L'avantage de la narration environnementale est qu'elle est une narration de l'interprétation, de l'ambiguïté; il n'y a (normalement) personne pour nous imposer une lecture univoque de ce que l'on découvre, tout est plutôt suggéré ou implicite.


Si le jeu exploite bien en certains points de telles possibilités (je pense notamment à tout le fil narratif secondaire autour de l'oncle, l'ancien propriétaire de la maison, fantôme pesant qui plane au-dessus de la bâtisse), malheureusement le jeu ne semble pas croire lui-même assez à ses propres principes pour sa trame principal. En effet - et après cette trop longue introduction, j'en arrive au point qui fâche -, la dynamique narrative est littéralement plombée, en tout cas de mon point de vue, par une réintroduction massive et vraiment lourde d'une narration directe, et ce par ailleurs contre toute vraisemblance: en effet, tout le parcours est ponctué de façon régulière par des "enregistrements" / lectures de "papiers intimes" - disséminés comme de par hasard un peu partout (les gens ne sont vraiment pas rangés dis donc!), et présentés dans un ordre étonnamment intelligible pour le joueur - relatifs à la sœur du narrateur et autres personnages, qui, de facto nous livrent l'histoire sur un plateau et désamorcent en grande partie le dispositif proprement "environnemental" du jeu (on retrouve la même tare dans un first person shooter comme le premier Bioshock où - même procédé à l'artificalité flagrante - quasiment tous les habitants de la cité engloutie se seraient comme sentis obligés de livrer toutes leurs pensées sur enregistrement à destination du joueur...). On a ainsi le sentiment que des éléments initialement "extra-diégétiques" (des explicitations en voix off) sont introduites de force dans l'univers. L'environnement en devient quasiment accessoire, simple illustration d'une histoire qui n'aurait pu finalement qu'être épistolaire, comme si les développeurs n'avaient finalement pas eu confiance en leur propre option de départ. En cela le jeu est vraiment décevant, et l'expérience du joueur affaiblie. Un jeu plus récent comme Firewatch (qui a aussi ses quelques défauts par ailleurs) m'a semblé par exemple en la matière plus réussi, parvenant à introduire (à "intra-diégétiser") ses éléments d'explicitation directe de façon bien plus subtile, aboutissant à un équilibre plus convainquant entre les différents modes de narration.


Reste le plaisir d'explorer cette grande bâtisse, d'en découvrir l'étrange architecture. L'histoire principale, par contre, malgré tout son habillage, est somme toute relativement classique dans ses enjeux. Efficace dans l'ensemble, elle parlera sans doute à beaucoup (ce ne fut pas trop mon cas). On regrette cependant que ce principal fil, autour de la jeune sœur, soit, somme toute, trop mis en avant, les autres membres de la famille étant davantage traités comme des fils secondaires, dont certains auraient cependant être plus développés afin peut-être de parler plus profondément à un plus large public (car de facto on reste largement rivés ici à des problématiques adolescentes, alors même que la cible du jeu en termes de profils de joueurs me semble plutôt être dans le 20taine avancée, voire comme moi la trentaine ou quarantaine...).


Le jeu a marqué à sa sortie, car sans doute l'un des tous premiers dans son genre (exploration à la première personne d'un environnement 3D avec une forte dimension narrative) et de par son concept de départ accrocheur ; néanmoins, du fait de ses limites décrites ci-avant, il ne s'agit en rien d'un coup de maître amené à devenir un véritable classique intemporel. Ne respectant pas son propre contrat de départ avec le joueur, ne prenant pas assez au sérieux sa narration environnementale, il énerve in fine plus qu'il ne convainc.

Tibulle85
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le 17 juil. 2019

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